Tribune libre et opinion. Antisémitisme : de quoi parle-t-on exactement ?


Le terme « antisémite » a été forgé au XIXe siècle pour désigner des personnes exprimant leur haine des juifs alors considérés comme une race à part entière par opposition à celle des Aryens (les Aryas, population indo-iranienne antique citée dans les récits mythologiques védiques et dans l’Avesta religieuse du zoroastrisme). Maurice Olender, dans son ouvrage Les Langues du Paradis, a montré l’origine linguistique de cette dichotomie. Se rendre compte qu’il existait une grande famille de langues indo-européennes, distinctes des langues dites sémitiques, ne supposait pas un glissement sémantique vers la notion de peuple puis de race. C’est pourtant ce qui se produisit.

SEM, SÉMITES : PEUPLE

OU LANGUES ?

Selon la Bible hébraïque (Ancien Testament), Noé avait trois fils : Sem, Japhet et Cham, qui eurent à leur tour des fils. Les généalogies élaborées à partir de listes en constante évolution permettaient d’organiser les peuples selon leurs proximités géographiques ou politiques. Les auteurs anciens interpréteront la Genèse dans ce sens afin d’expliquer la répartition des peuples dans le monde connu. On en déduisit que le premier fils peupla l’Asie, le second l’Europe et le troisième l’Afrique puisque le monde se « réduisait » à l’Eufrasie (Europe, Afrique, Asie), comme aime à le dire Christian Grataloup dans son tout récent ouvrage (Géohistoire – Une autre histoire des humains sur la Terre), avant donc la découverte de l’Amérique, du Pacifique et de l’Australie. Plus tard, on assimila les peuples de la zone des descendants de Sem aux langues sémitiques, ceux de la zone de Cham aux langues dites chamito-sémitiques (l’immense groupe des langues africaines dont on sait aujourd’hui qu’elles appartiennent à des groupes très divers) et, aux descendants de Japhet, celle des langues et peuples indo-européens à l’heure de la linguistique comparée, avant que ce ne soit celle des théories racistes et, donc, de la race aryenne… Les langues dites sémitiques furent donc circonscrites rigoureusement en se fondant sur un lexique apparenté et aussi sur une base grammaticale commune.

PALESTINIENS ET ISRAÉLIENS :

TOUS SÉMITES

Nul besoin de s’étendre sur ces questions de linguistique comparée pour se rendre compte que les Arabes sont des locuteurs sémitiques au même titre que les Israéliens ayant redonné vie à l’hébreu ancien : salam/shalom. Ainsi, accuser des populations d’être antisémites alors qu’elles sont sémites par leur culture linguistique est quelque peu cocasse. D’autant que nous ne sommes plus depuis la fin de l’hitlérisme à penser l’humanité en races. Le célèbre anthropologue français Claude Lévi-Strauss avait sonné la fin de cette période avec son Race et histoire. Mais, il est vrai, excepté aux États-Unis, pays racialiste s’il en est malgré les progrès de la génétique qui montre l’unité du génome humain avec des variables mineures : nous sommes tous des Sapiens avec un peu de Néandertal ou/et de Dénisovien, plus des origines inconnues d’autres Homo disparus…

Il ne viendrait à l’idée de personne de penser qu’un Palestinien (musulman ou chrétien) puisse être victime d’antisémitisme, malgré sa culture linguistique sémitique, de même qu’il ne viendrait plus à l’idée de parler de peuple indo-européen, encore moins aryen, pour nous désigner : l’« aryanisme » n’est plus, ou n’est que très résiduel ; l’antisémitisme, son pendant, non plus, par voie de conséquence. Le sous-titre du livre d’Olender disait cela : Aryens et Sémites : un couple providentiel, c’est-à-dire que les familles de langues et la littérature ancienne apportaient sur un plateau cette « histoire » de deux races que tout opposait à des judéophobes haineux. Tout ce vocabulaire est donc désuet et appartient à l’histoire. Plutôt que de ressasser ad nauseam ces catégories obsolètes en dehors de la linguistique comparée (langues indo-européennes/langues sémitiques), il importerait d’être plus précis : est-ce qu’un « Slave » juif, en Ukraine ou en Russie est sémite ?

ANTISÉMITISME : MOT-VALISE

Le passé n’aide à comprendre le présent que s’il a été bien compris et n’est pas instrumentalisé. Antisémitisme devient un mot-valise qui embrasse tout pour essentialiser les ennemis de l’État d’Israël. Personne ne pense à la violence de l’accusation « antisémite » car elle vous assimile purement et simplement à un nazi ou, pour le moins, à une personne d’extrême droite. Maxime Rodinson, spécialiste du Proche-Orient et de l’islam, était juif, et parlait plus volontiers de judéophobies multiples plutôt que d’antisémitisme éternel dans son ouvrage Peuple juif ou problème juif ? Ce terme est devenu un anathème laïc qui n’a plus qu’un seul objectif : empêcher toute critique de la politique brutale, injuste et meurtrière d’un État moderne vis-à-vis d’une population spoliée progressivement ou par à-coups de ses terres. Il en vient aujourd’hui à couvrir un crime contre l’humanité quand des milliers d’enfants sont blessés et tués dans des bombardements incessants. Or l’antisémitisme racialiste a une histoire, avec un début et une fin. À force d’abuser de ce terme, il finira par se retourner contre ceux-là mêmes qui l’emploient sans nuance. Car, aux yeux du monde aujourd’hui, les victimes de racisme et du nationalisme le plus intransigeant sont dans une cité antique vieille de plus de 3 000 ans devenue ville-martyre : Gaza (« Azzah » : la « forte »).

Par Claudine Dauphin, archéologue et historienne de la Palestine et Christophe Lemardelé, historien des religions et du judaïsme ancien.