1914-1918 Le mouvement ouvrier américain face à la guerre : le combat d’Eugene V. Debs


par Fred WHITEHEAD & Philippe BESSON

face à face entre les ouvrier : du textile de Lawrence (Massachusetts) et l’armée. A l’appel de l’IWW, la grève dura du 11 janvier au 14 mai 1912

Comme en Europe, l’explosion de la Première Guerre mondiale entraîna aux États-Unis l’Union nationale, une vague d’atteintes aux libertés publiques, la répression contre le mouvement ouvrier et la scission du Parti Socialiste. Eugene V. Debs, son principal responsable, et la plupart des militants chevronnés, s’opposèrent à la guerre et condamnèrent les socialistes devenus « sociaux-chauvins”.

« La guerre est la santé de l’État », c’est ce titre que l’historien américain Howard Zinn a donné à un chapitre de son livre : Une Histoire populaire des Etats-Unis.1

L’économie d’armement

En 1914, à la veille de la guerre, rappelle Zinn, les États-Unis étaient touchés par une sérieuse récession. Lors de la campagne présidentielle de 1912, Woodrow Wilson déclara : « Notre marché intérieur ne suffit plus, il nous faut les marchés extérieurs. ›› Le déclenchement de la guerre en Europe fut un salutaire volant d’entraînement pour toute l’économie américaine. Les industries américaines devinrent le principal fournisseur de matériel de guerre des Alliés : le massacre en cours offrait un débouché sans cesse renouvelable aux moyens de destruction. En avril 1917, les États-Unis avaient vendu pour plus de 2 milliards de dollars de marchandises aux Alliés.

Et Zinn de relever : « Les industriels et les dirigeants politiques parlaient de prospérité comme si elle concernait toutes les classes de la société. Certes, la guerre signifiait plus de productivité et de travail. Mais, au bout du compte, les employés des acries gagnèrent-ils autant que I’US Steel, qui réalisa quelque 348 millions, de dollars de profit pour la seule année 1916 ? Lorsque les États-Unis entrèrent en guerre, les riches jouèrent un rôle accru dans la gestion de l’économie nationale. Le financier Bernard Baruch obtint la présidence du conseil de l‘Industrie de guerre, le plus important de l‘administration en temps de guerre. Les banquiers, les propriétaires de chemins de fer et les industriels dominaient tous ces départements de l’administration. ››

Grèves et montée des revendications

L’organisation syndicaliste révolutionnaire Industrial Workers of the World (IWW) jouera un rôle décisif dans ces conflits. C’est l’lWW qui en 1912 mena la grande grève des travailleurs de Lawrence, Massachusetts. Grève que ne pourront briser ni les tentatives de division ni le recours à la répression policière (état de siège, arrestation des responsables syndicaux). L’IWW fit de cette grève, qui touchait près de 30.000 travailleurs, une affaire nationale. Une autre grève se déclencha, au début de 1913, dans l’industrie de la soie à Paterson, New Jersey. D’autres grèves ne parvinrent pas à arracher la satisfaction des revendications. Mais, il n’en demeure pas moins qu’elles étaient significatives, car elles attestaient de la combativité et de la volonté d’organisation des travailleurs, mais aussi parce qu’elles marquaient l’entrée des IWW dans les secteurs les plus centraux de l’industrie.

Ce fut le cas à Akron, Ohio, à la suite d’un mouvement dans les grandes usines de pneumatiques, ou de la grève menée chez le constructeur automobile Studebaker à Detroit, Michigan.

On peut encore citer la grève des mineurs de fer du Minnesota, qui engloba 16.000 travailleurs en 1916. Là, le puissant trust de la United States Steel Corporation dut céder et fut contraint d’accepter la journée de 8 heures et une augmentation générale des salaires de l’ordre de 10%.

Union nationale, répression et restriction des libertés publiques aux États-Unis

Les classes dirigeantes, les capitalistes, leur État manifestaient leur inquiétude face à cette montée du mouvement ouvrier organisé. Celle-ci s’exprimait aussi sur le terrain pourtant peu favorable des élections présidentielles.

L’entrée en guerre des États-Unis, en avril 1917, fut l’occasion pour l’État de s’engager dans une violente offensive contre le mouvement ouvrier, une guerre civile préventive. Dès le mois de juin 1917, était adoptée par le Congrès une loi « sur l’espionnage » ; cette loi liberticide mettait de fait en cause les droits démocratiques les plus élémentaires des citoyens américains, y compris la liberté d’opinion et d’expression, notamment en ce qui concerne les questions de la guerre.

Ainsi, la loi prévoyait jusqu’à « 20 ans d ’emprisonnement contre toute personne qui, en temps de guerre, inciterait ou tenterait d’inciter à l’insubordination, à la trahison ou au refus de servir dans les forces armées des États-Unis, ou qui ferait volontairement obstruction aux services de recrutement. ›

La loi fut utilisée sans vergogne contre le mouvement ouvrier, contre les militants et organisations, en combinaison avec les exactions de milices patronales (agressions, lynchages, enlèvements…). Des milliers de militants syndicalistes, socialistes, pacifistes furent arrêtés, plus de 900 condamnations prononcées au nom de la loi de juin 1917. Ainsi, l’historien Daniel Guérin relève : « L’entrée en guerre des États-Unis déchaîna contre eux une féroce répression. Toutes les forces conjointes du capitalisme, des pouvoirs publics, des anciens combattants utilisés comme milices fascistes, furent employées à les écraser (…) Des milliers d’IWW furent arrêtés, condamnés à de longues peines de prison. ››2

Eugene V. Debs, d’organisateur syndical à bâtisseur du Socialist Party

Eugene V. Debs, dirigeant syndicaliste, s’embaucha jeune au chemin de fer, et la première période de sa vie fut marquée par son accession au bureau de la Brotherhood of Locomotive Firemen pour les travailleurs qui approvisionnaient en charbon les chaudières des locomotives à vapeur. Il fut l’un des organisateurs majeurs de la grande grève Pullman en 1894, emprisonné après l’échec de celle-ci.

Au tournant du siècle, il aida à bâtir le Socialist Party of America. Sous sa direction, le parti s’était largement développé et lors des élections de 1912, lorsque Debs présenta sa candidature à la présidence, il obtint près d’un million de voix, le double du score de l’élection de 1908.

Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer l’e×tension et l’implantation du mouvement socialiste à cette époque. Alors qu’il n’était officiellement pas un organe du parti, le journal Appeal to Reason, édité à Girard, une petite ville du sud-est du Kansas, avait 500.000 abonnés et la plus grande audience organisée de par le monde pour un périodique socialiste d’avant la Première Guerre mondiale.

Le Socialist Party était suffisamment important et divers pour compter dans ses rangs des éléments aussi différents que de respectables politiciens, des ministres du culte, aussi bien que des mineurs « lutte de classe ».

L’IWW condamnait l’entrée en guerre des USA. Devant la faiblesse du « volontariat ›› (73.000 engagements les deux premiers mois) le gouvernement US se résolut à faire voter une loi imposant la conscription. Le lendemain de la déclaration de guerre, le Parti Socialiste réunit à Saint Louis, Missouri, une conférence d’urgence qui qualifia la déclaration de guerre de « crime contre le peuple des Etats-Unis ››.

Debs, libre penseur

Le nom de Debs est bien connu aux États-Unis comme celui d’un dirigeant du mouvement ouvrier, plusieurs fois candidat à l’élection présidentielle pour le Socialist Party, Mais bien peu sont au fait de ses relations durables et significatives avec le mouvement de libre pensée.

Sa famille venait de Colmar, en Alsace. Ses ancêtres avaient soutenu la Révolution française et son père, Daniel, devint un libre penseur déclaré. Il se maria avec une femme catholique et arriva aux États-Unis à la fin de 1848, s’établissant à Terre Haute, à la frontière occidentale de l’État d’Indiana. Alors que leurs quatre premiers enfants furent baptisés à la cathédrale catholique locale, en 1855, à la naissance d’Eugène, les parents décidèrent de s’en passer.

La famille était fière de son héritage français émancipateur. Leur nouveau fils était ainsi nommé par référence à Eugène Sue et Victor Hugo. Plus tard, Eugene V. Debs rappellera « que le premier livre qu’il reçut en cadeau était le Dictionnaire philosophique de Voltaire” et déclara que Voltaire « était un titan sur l‘immense scène mondiale. Le peuple américain est hélas profondément ignorant de lui. » Dans sa jeunesse, bien qu’il ne fût pas obligé d’aller à l’église, il se rendit de lui même à la cathédrale pour une messe. « Le prêtre” se souvint-il « donnait un sermon sur l’Enfer. Je ne pourrais l‘oublier aussi longtemps que je vivrais. Il dépeint un million de démons et de diables avec des cornes et des queues hérissées, brandissant des fourches rougies dans les feux de l‘enfer et menaçant de brûler tous ceux qui refusaient l‘interprétation du Christianisme donnée par le prêtre. je quittai l’église avec une haine profonde pour le prêtre et une répugnance avérée pour l’Église comme institution. Je jurai de ne plus remettre dorénavant les pieds dans une église.« 

A l’école, il reçut un jour une Bible comme prix dans un concours d’orthographe. Le maître nota à l’intérieur ces mots : « Lis et obéis ! » Debs relèvera plus tard : « je ne fis ni l‘un ni l’autre, jamais« .

Comme en Europe, l’explosion de la Première Guerre mondiale entraîna aux États-Unis la scission du Parti Socialiste. Ce n’est pas le lieu ici de décrire la situation en détail, mais Debs lui même et la plupart des militants chevronnés s’opposèrent à la guerre et condamnèrent les socialistes devenus « sociaux-chauvins”.

Debs prononce un discours contre la guerre en 1918 à Canton (Ohio)

16 juin 1918 : le discours de Canton, Ohio

Dans un discours prononcé à Canton, Ohio, où trois militants socialistes étaient incarcérés, Debs condamna la guerre en des termes explicites : « toutes les guerres de l‘histoire ont été des guerres de conquête et de pillage ››.3 Il poursuivit :

« A ce stade, je voudrais m’attarder sur le fait – on ne peut y revenir trop souvent – que la classe ouvrière qui est de tous les combats, la classe ouvrière qui a fait tous les sacrifices, la classe ouvrière, elle qui verse son sang et dont les cadavres jonchent les champs de bataille, n’a jamais eu son mot à dire, soit pour déclarer la guerre, soit pour faire la paix. Cela revient invariablement à la classe dirigeante. Ce sont eux qui déclarent la guerre et ce sont eux, et eux seuls, qui font la paix. (…)

Oui mes camarades, mon cœur bat à l‘unisson du vôtre. Oui, nous sommes tous un seul et même grand cœur qui répond au cri de ralliement de la révolution sociale. Ici, dans cette assemblée de gens conscients, nous sommes de tout cœur aux cotés des bolcheviques en Russie. Ces hommes et ces femmes héroïques, ces camarades indomptables qui, parleur incomparable courage et leur sacrifice, ont donné encore plus d’éclat à la renommée du mouvement international. Nos camarades russes ont fait de plus grands sacrifices et souffert plus encore, et ont, dans leur héroïsme, versé davantage de leur sang que d’autres hommes et femmes sur terre ; ils ont posé les fondations de la première vraie démocratie qui ait jamais existé en ce monde. Et le tout premier acte de la révolution russe triomphante fut de proclamer l’état de paix avec l’humanité tout entière… Nous avons ici le souffle même de la démocratie, la quintessence d’une liberté naissante.

La révolution russe a proclamé son triomphe glorieux dans un éclatant et vibrant appel aux peuples de la terre (…) »4

Debs, en tenue de prisonnier, est condamné à 10 ans d’incarcération au nom de l’Espionnage Act, fut interné à Atlanta de 1919 à 1921

Poursuites et emprisonnement ne tardèrent pas, au nom de l’Espionnage Act, réprimant toute parole hostile à l’armée, car ces propos furent considérés comme une résistance à l’enrôlement. A l’âge de 63 ans, il fut condamné à 10 ans de prison.

Lors de la sentence, Debs déclara : « Votre honneur, il y a des années de cela, j’ai reconnu mon affinité avec tous les êtres vivants, et je fus convaincu que je n’étais pas meilleur d’un iota que le plus misérable sur Terre. Je dis alors, et je le dis maintenant, que tant qu’il y aura une classe inférieure, j’en suis, et tant qu’il y aura un élément criminel, j’en suis, et tant qu’il y aura une âme en prison, je ne serai pas libre. »

Il fit appel et son appel passa devant la Cour suprême en 1919. La guerre était terminée, la sentence fut pourtant confirmée. Dans sa décision, « Debs v. United States ››, la Cour examina différents discours de Debs concernant la Première Guerre mondiale. Alors que Debs avait fait attention à ne pas faire de discours qui serait contraire à l’Espionage Act, la Cour considéra qu’il avait toujours l’intention d’empêcher le recrutement pour la guerre. Parmi d’autres, la Cour cita les discours où Debs félicitaient les personnes emprisonnées pour obstruction au recrutement.

1920 : le détenu n° 9653, candidat à la présidentielle

Debs est emprisonné le 13 avril 1919. En protestation une manifestation de syndicalistes, socialistes, anarchistes et communistes débouche sur des émeutes et de violents affrontements avec la police, le 1er mai 1919 à Cleveland, Ohio.

Quand il arriva à la prison d’Atlanta, il apprit que la présence à la chapelle était obligatoire pour tous les prisonniers. Il s’y conforma une fois et décida dorénavant de refuser. Les autorités pénitentiaires levèrent la règle d’obligation de chapelle. Toujours sympathique et populaire, Debs devint rapidement l’ami de centaines de camarades de prison. En cellule, il lit l’intégralité de la bible pour la première fois et fut horrifié de la cruauté du Dieu de l’Ancien Testament. Curieusement, la seule image qu’il conservait en cellule était une de Jésus-Christ.

Quand un prêtre ou un pasteur le visitait, Debs rappelait : ”J’ai dit à mon ami en robe que je ne croyais pas que le Christ était humble et docile, mais un véritable agitateur qui chassa les marchands du Temple et usa du fouet pour balayer les oppresseurs du peuple« . Le Christ fut attaqué « non parce qu’il professait l‘amour réciproque, qui est une doctrine inoffensive, mais parce que s’attaquant aux profiteurs et les dénonçant devant le peuple, il était voué à la crucifixion.

Debs se présenta néanmoins aux élections de 1920 alors qu’il était détenu au pénitencier fédéral d’Atlanta, Géorgie.

Il obtint 913 664 voix (3,4 %), le deuxième meilleur résultat que le parti socialiste ait jamais obtenu, un peu plus en voix mais moins que celui de 1912 (901 551 votes, 6,0 %).

Le 25 décembre 1921, le président Warren G. Harding gracia Debs qui fut alors libéré de prison.

La scission du Socialist Party l’avait affligé mais, avec son âge et sa maladie, il ne put rien entreprendre pour le réunir à nouveau. Durant ses dernières années, et jusqu’à sa mort en 1926, Eugène V. Debs fut souvent dépeint par ceux qui le connurent comme une sorte de « saint laique”, resté fidèle à ses principes. Mais, tant dans ses opinions personnelles sur la religion que dans ses articles et ses lettres publiés, il est clair qu’il était un libre penseur.

Il mourut, épuisé, à l’âge de 70 ans dans un sanatorium à Elmhurst, Illinois.

Aujourd’hui, la maison Debs, une modeste maison blanche à Terre Haute, Indiana, est un lieu dédié à sa vie, au mouvement ouvrier et au Socialist Party. Des informations peuvent être obtenues en écrivant à la Foundation Debs, Box 843, Terre Haute, Indiana, 47808, USA.

Fred Whitehead & Philippe Besson
Idée libre n°306 2014 p. 30-32

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1. Howard ZINN, « Une Histoire populaire des États-Unis » (Editions Agone, 2003)
2. Daniel GUERIN, « Le mouvement ouvrier aux États-Unis ›› (éditions Maspero, 1977)
3. Eugene V. DEBS, « Eugene V. Debs speaks » (Pathfinder Press, 1970)
4. Le discours de Canton, Ohio, lu par l’acteur Mark Ruffalo, est disponible : http:// www.youtube.com/watch?v=zuGp-OG1p4M

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