Après une lettre ouverte établissant la longue liste des manquements à la Séparation des Églises et de l’État par Macron (Ici), voici une analyse de la Fédération Nationale de la Libre Pensée La Libre Pensée quant à la visite du pape François en Corse (et là).
De part et d’autre du 9 décembre, les autorités constituées nous ont gratifiés d’un véritable festival : le 7 décembre, le Président de la République, flanqué de son premier ministre démissionnaire, d’anciens Présidents et Premiers ministres et de représentants du Parlement, a prononcé un discours politique dans l’enceinte de la cathédrale Notre-Dame de Paris, liant le destin du pays à l’histoire d’un culte organisé. Le 8 décembre, le même a ostensiblement participé à l’office. La Libre Pensée a déjà réagi par une lettre ouverte établissant la longue liste des manquements à la Séparation des Églises et de l’État.
Le dimanche suivant, c’est le pape argentin qui venait exécuter un pas de deux dans la cathédrale d’Ajaccio après avoir disserté sur les mérites de la religiosité populaire et sur le chemin qu’il souhaitait voir la France prendre en matière de laïcité. Voilà qui justifiait assurément que le ministre de l’Intérieur démissionnaire, le très vendéen Bruno Retailleau, retardât son départ pour Mayotte qu’un ouragan venait de ravager, pour venir faire des ronds-de-jambe à l’évêque de Rome, avant d’être rejoint par un Président de la République manifestement désœuvré.
Il n’a échappé à personne que ces deux saynètes ne constituent qu’un même tableau. Mais contrairement à ce qu’écrivent les commentateurs, la question n’est pas de savoir si l’un des deux acteurs est « en froid » avec l’autre. Ce qui s’est joué dans ce chassé-croisé, c’est l’affrontement de deux conceptions autoritaires du religieux et du politique. Antiphrase délibérée ou inculture ? Chacun des deux se prévaut de la laïcité, mais tous deux combattent l’esprit et la lettre de la séparation.
Le retour raté de Bonaparte
Commençons par la saynète parisienne. S’il est bien une église qui symbolise le gallicanisme et donc le refus du pouvoir politique français de plier devant Rome, c’est bien celle-là, et pas seulement depuis que Napoléon s’y est couronnée Empereur en présence d’un pape relégué au rang de figurant. La reconstruction de la cathédrale, parce qu’elle est une réminiscence de la reconstruction quinquennale de Sainte–Sophie par Justinien (volontaire ou pas : peu importe), convoque également la mémoire du césaro-papisme, c’est-à-dire de l’organisation dans laquelle l’Empereur convoque les conciles et arbitre les différends religieux internes à l’Église, une politique dont la basilique Sainte-Sophie est le symbole.
Il ne s’agit pas de nier l’existence de milieux ultramontains en France, mais historiquement, les classes dominantes catholiques françaises considèrent majoritairement que la fille aînée de l’Église peut s’occuper de ses affaires elle-même, voire donner des conseils à sa mère. De Maurras au Lefebvrisme, la réaction catholique radicale est sur la même position gallicane. Nous avons donc assisté à une communion bonapartiste, gallicane, césaro-papiste, à la gloire d’une supposée identité catholique conçue comme l’appui d’une politique autoritaire et réactionnaire.
C’est l’essence même de la Ve République qui s’exprime ici, telle qu’elle se manifesta dès la loi Debré : le contrat entre l’Église et l’État, l’État qui paye et ne regarde pas trop ce que fait l’Église, du moment que celle-ci se comporte en auxiliaire ou en caution des menées du gouvernement. Rome, par définition, joue une partie un peu différente : l’Église catholique romaine est « universelle » et prend cela très au sérieux. Sauf quelques erreurs de casting, un pape ne plie pas le genou devant l’Empereur, et certains ont payé ce principe de leur siège ou de leur liberté ; et pendant les périodes fastes, c’est l’Empereur qui se présente à genoux à Canossa. Les vicissitudes religieuses de l’État moderne n’ont fait qu’accentuer cette vigilance dans certains secteurs de l’Église : quand les structures religieuses sont bonapartistes ou césaro-papiste, il peut arriver que le gouvernement tombe entre les mains d’un Bismarck ou d’un Combes, et que l’Église catholique en paye le prix, sans pour autant qu’il y ait laïcité – bien au contraire.
Mais la motivation principale de cette position n’est pas la prudence tactique, c’est bien le fait que l’Église romaine se veut universelle. La papauté est garante de ce programme. L’Église romaine refuse donc de se laisser assimiler aux gouvernements des États-Nations occidentaux ; de même, elle est logiquement amenée, dans le monde d’aujourd’hui, à jouer la carte de l’oecuménisme et du dialogue inter-religieux. Lors de la Conférence internationale de Paris contre les concordats en 2023, nos amis britanniques de la National Secular Society expliquaient que l’Église anglicane se présente comme la défenseuse de tous les croyants d’Angleterre, et pas seulement des Chrétiens. Les secteurs les plus habiles et les plus stratèges de l’Église romaine font de même, à l’échelle planétaire. D’où la photographie très politique du pape bénissant, quelques jours plus tôt, une crèche palestinienne avec Jésus en keffieh. Dans cette optique, il n’y a que des coups à prendre à s’afficher avec Macron, et que des bénéfices à emmagasiner en envoyant Bergoglio à Ajaccio.
C’est ce qui permet de comprendre le positionnement du cardinal-évêque Bustillo, qui a ostensiblement joué une partition différente du reste des évêques de France. Là encore, les commentaires consternants se sont généralement contentés de rejouer la partition du Kennedy de l’épiscopat français, déjà décrite par la Libre Pensée cet automne. La vérité est plus politique : les évêques français se sont comportés en évêques français sous un régime bonapartiste, c’est-à-dire en préfets du culte, chargés d’assurer la fluidité des relations entre la bureaucratie ecclésiastique subventionnée et son donneur d’ordre étatique. Bustillo raisonne autrement, disons-le : il ne raisonne pas comme l’évêque qu’il est encore, il raisonne déjà comme le pape qu’il sera peut-être, et il donne à voir aux membres du futur conclave qu’il a déjà intégré cette logique romaine « universelle » qui fait défaut au clergé bonapartiste français. Alors, que s’est-il passé exactement à Ajaccio le 15 décembre ?
Participation populaire ?
« À Ajaccio, plus de 120 000 personnes sont attendues ce dimanche, soit un tiers des habitants de Corse, c’est dire l’enthousiasme suscité par la venue du Pape, le premier Souverain pontife à se rendre sur l’île française de Méditerranée. » c’est ce qu’écrivait Vatican News le 13 décembre 2024. Au lendemain de la visite papale, les chiffres sont autrement moins grandioses. Le bulletin paroissial intitulé Corse Matin le reconnaît non sans jésuitisme dans son édition du 16 décembre « Ils étaient des milliers à Ajaccio, mais beaucoup ne se sont pas déplacés ». Beaucoup ne se sont pas déplacés ! Ce n’est pas la Libre Pensée qui l’écrit. Pourtant, le même journal parlait le 26 novembre de « près de 100 000 personnes annoncées ». La presse en entonné en chœur : « Au Casone et place Miot, 17 000 fidèles réunis pour le Pape François. À Ajaccio, 8 000 personnes au Casone et 9 000 sur la place Miot ». Aucun autre chiffre n’est donné et les images télévisées sont assez discutables, ici, une foule empressée, là des rues désertes ou presque. On ne se prononcera pas sur ces images, la sécurité ayant peut-être joué un rôle dans le vide ici et le trop plein là. Mais attardons-nous sur les chiffres de ces cérémonies, les plus importantes, auxquelles le public attendu a certainement voulu assister.
Celles et ceux qui connaissent la place Miot seront étonnés. Ainsi, en avril 2024, il était annoncé des animations sur une superficie d’environ 1 500 mètres carrés. C’est la seule superficie que nous ayons pu trouver et qui nous semble raisonnable. Il faudrait, si les chiffres officiels sont vrais, qu’en moyenne 6 personnes par mètre carré se tiennent sur l’ensemble de la place, sur chaque mètre carré… Quant au Casone, là encore, nous disposons d’un chiffre : le dernier concert de Sting le 1er août 2024 a été un record. Chiffre officiel 6700 personnes. Ce n’est pas extrêmement éloigné du chiffre papal. Mais très très loin des 120 000 personnes attendues. Enfin, pour donner un dernier élément de comparaison, le derby annuel ou presque de football entre l’A.C. Ajaccio et le Sporting de Bastia (le Gazelec n’entre pas dans ce registre) voit des chiffres de participants oscillant entre 14 000 et 18 000 spectateurs. Du même ordre que la visite « historique » du pape, donc… « Historique » ?
Notons que dans ce concert médiatique, les prises de position de la Libre Pensée de Corse ne sont pas passées inaperçues. Le Journal de la Corse du 11 décembre 2024 a écrit : « Ouh la grincheuse ! S’affirmant soucieuse du respect des lois en vigueur, la Libre Pensée de Corse qui a appris « le voyage prochain d’un chef religieux en Corse », dit s’inquiéter que cela puisse conduire à l’attribution de fonds publics et ainsi contrevenir aux dispositions de la Loi de 1905 qui stipulent que « La République ne reconnaît, ne salarie, ne subventionne aucun culte ». Légalisme et, sans aucun doute, volonté que soit respecté à la lettre l’esprit de la République laïque. Mais compte tenu que la visite d’un Pape chez nous, est un événement qui ne s’est jamais produit et ne se reproduira pas de sitôt, et que cela réjouit la quasi-totalité de la société, on a envie de dire concernant la Libre Pensée de Corse : Ouh la grincheuse ! »
Nos camarades ont publié la réponse suivante : « Pourquoi bouder sans cesse… Le Journal de la Corse, doyen de la presse insulaire, nous fait l’honneur de tenir compte d’un modeste communiqué. Ne boudons pas notre plaisir. Le Journal de la Corse n’est pas d’accord avec nous, ce qui fait partie de la vie démocratique normale et toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer. La macagna est une bonne compagne, même quand (et surtout quand) elle s’exprime contre soi. Donc la Libre Pensée de Corse n’est ni grincheuse ni boudeuse. »
Laïcité corse ?
Venons-en au fond : pour ce qui est de la « laïcité corse » évoquée par un peu tout le monde, c’est – dans le meilleur des cas – une vue de l’esprit. Pour Macron et l’Église, c’est une nouvelle forme de remise en cause de la Loi de 1905 ; pour d’autres, c’est la volonté de faire coïncider tel choix personnel à une réalité reconstituée et, dans certains cas, identitaire (ce qui va être difficile d’adapter aux mises en garde vaticanes sur ce point). Il n’y a pas une vision unique d’une « laïcité corse » unique. Prenons le cas de la religiosité. Elle existe. En quoi ce culte-des-saints que l’on rencontre ici ou là est-il différent d’un polythéisme se lovant dans un catholicisme déformé ? Il en est de même pour les cérémonies religieuses dont il n’est pas exclu de penser qu’elles témoignent, aussi, d’une distance vis à vis de l’État français.
Mais cette distance vis-à-vis de l’État est fort relative. Ainsi, Bustillo, la nouvelle étoile montante, s’est illustré en prenant fermement position contre les récentes manifestations de jeunes en défense de la langue corse. Il s’est comporté comme un vulgaire supplétif de l’État. Et ce serait lui qui illustrerait la « laïcité corse » en défendant l’État français ? Pour notre part, nous restons fidèles à l’enseignement de P. Paoli dont tant se réclament. La Libre Pensée reprend à son compte le propos de Paoli, ce révolutionnaire, cet humaniste, cet Homme des Lumières qui écrivait « La liberté en Corse ne confesse pas et ne consulte pas l’Inquisition ». Si d’autres veulent consulter les descendants de l’Inquisition, libre à eux.
« Saine laïcité » et pilarisme
Laissons là Bustillo et ses ouailles et venons-en au cœur de ce dimanche : les discours prononcés par le Pape, à mettre en miroir du cirque gallican de la semaine précédente. S’il y a bien une composante de l’Église qui cultive une défiance vis-à-vis du gallicanisme, c’est la Compagnie de Jésus, où Bergoglio a fait ses classes : François est un pape éminemment papiste, parce qu’il est pape, mais aussi parce qu’il est Jésuite. Rien de très étonnant, donc, à ce qu’il ne se porte pas volontaire pour rejouer le sacre impérial à Notre-Dame. Marx disait que tous les événements historiques se produisaient deux fois, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce : dans la redite du couronnement de Bonaparte, Bergoglio n’a pas voulu être le dindon.
Il n’est donc guère étonnant de le voir s’afficher dans une région connue pour sa réticence à se plier à l’État central continental ; pas étonnant non plus à le voir exalter une mémoire longue et indépendante des structures étatiques, sous la forme de la « religiosité populaire », un trope classique de l’organicisme réactionnaire dont le cardinal-évêque Bustillo est un éminent représentant. Nulle contradiction entre cet acoquinement réactionnaire et les sorties tiers-mondistes occasionnelles : observateur avisé des expérimentations théologiques latino-américaines des années 70, le pape argentin sait que le tango, fût-il corse, se danse sur deux pieds, un gauche et un droit, mais que la mélodie est toujours la même.
Cette mélodie démo-chrétienne repose sur deux motifs : la « saine laïcité » et la religiosité populaire. La religiosité populaire n’est pas la superstition, elle est l’ensemble des pratiques sociales quotidiennes associées à l’appartenance à l’Église. Elle est la religion vécue, l’Église définie comme une invisible communion de micro-pratiques et d’actions inscrites dans le tissu social. On reconnaîtra là un motif fondamental de l’organicisme catholique et de la Doctrine sociale de l’Église, dans son versant le plus défiant vis-à-vis de l’intégration à l’État. C’est un message éminemment politique, et en ce sens, la Libre Pensée ne peut que souscrire au propos papal quand il dit que la religion vécue « ne reste pas un fait privé ». C’est bien le problème…
Mais ce n’est pas à l’État de régler ce problème. Est-ce à dire que nous sommes aussi d’accord avec le pape quand il s’agace à demi-mots de voir, en France, la laïcité être utilisée pour promouvoir une irréligion d’État, rendant par-là la laïcité française « incomplète » ? Non, car si le pape montre qu’il comprend parfaitement la différence entre Sécularisme et Laïcité, il en joue pour détourner le sens des mots : certes les partisans du retour au Bureau des cultes et les néo-combistes entravent la mise en œuvre d’une laïcité complète, mais on ne peut guère dire qu’ils le fassent au détriment de l’Église catholique !
C’est de tout autre chose qu’il est question : quand le pape revendique le caractère non-privé de la religion et quand il combine cette revendication avec celle d’une laïcité qui ne soit pas séculariste, en réalité, sous couvert de « saine laïcité », il promeut un système pilariste du type de celui déployé par exemple en Belgique et dans les pays rhénans, où les cultes sont des auxiliaires de service public assurant un travail de socialisation et d’intégration politique dans des corps régis par le fameux « bien commun » dont François est un thuriféraire particulièrement zélé. On n’est pas loin de « l’harmonieuse concorde » que Pie X opposait à la Séparation dans l’encyclique Vehementer Nos. C’est la Doctrine Sociale de l’Église à l’état chimiquement pur.
On voit bien, dès lors, que le chassé-croisé entre Paris et Ajaccio a mis en scène deux jumeaux, deux partisans de la complémentarité entre l’État et les cultes, deux partisans de la Réparation et non de la Séparation. Si Macron et le pape divergent, c’est sur la question du primat de l’État, et chacun est dans son rôle : l’un est le césar à durée déterminée d’une république bonapartiste à l’agonie ; l’autre est le patriarche d’une Église bimillénaire et qui n’a pas renoncé à son ambition universelle. Chacun entend fixer ses conditions pour un loyal partenariat. Les amateurs de Verdi se diront qu’on n’a pas beaucoup avancé depuis le dialogue entre Philippe II et le Grand Inquisiteur dans Don Carlo.
Istanbul ou Constantinople, Canossa ou l’Escurial, Notre-Dame ou Ajaccio, menuet ou tango : la comédie a assez duré.
2025, année des 120 ans de la loi de 1905, sera une année de combat et de mobilisation pour en finir avec les jumeaux réactionnaires.
Le 6 décembre 2025, tous à Japy pour dire :
Réparation, non ! Séparation, oui !
Chercher l’erreur… il n’y en a pas
Pie X – Vehementer nos : « Cette thèse (la Séparation) bouleverse également l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde, ordre qui exige une harmonieuse concorde entre les deux sociétés. » (la société civile et la société religieuse) François : Appelle à « développer un concept de laïcité qui ne soit pas statique et figé, mais évolutif et dynamique, Tout changer pour que rien ne change ? |
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