À propos des « récits » d’Éric Vuillard par A. Chicouard


Alarme !

Eric Vuillard

Lors de la parution d’ « Une Sortie honorable » (2022), un plumitif du Figaro a tiré la sonnette d’alarme au sujet de l’auteur, Eric Vuillard : c’est un « adepte d’une littérature post- marxiste chic et choc ». Et son œuvre est ainsi qualifiée :

« Dans un livre ennuyeux, [il] déroule une vision biaisée et caricaturale, toute postmarxiste, de la guerre d’Indochine. Les romans ou récits d’Éric Vuillard à prétention historique ressemblent au monde de Candy : il y a des méchants et des gentils. Les premiers sont généralement européens, de droite, bourgeois, industriels, aristocrates, riches ou militaires. Les seconds? Le peuple, pardi! Ou plutôt : les peuples. Victimes, pêle-mêle, du militarisme, du colonialisme, du nazisme, de l’impérialisme.1››

Création littéraire Éric Vuillard

Pour les avocats de l’ordre établi, quoi de plus exaspérant, il est vrai, qu’une œuvre sur les iniquités et les malfaisances d’hier et aujourd’hui, où se mêlent, d’un récit à l’autre, de façon jubilatoire, rigueur documentaire et imagination débridée, où alternent indignation et ironie, rage et humour. Ni traité d’histoire, ni roman où ne prévaudrait que la fiction, ni manifeste, et rejet de tout prêche ou sermon, mais des « récits » : la création littéraire y intègre des données historiques bien documentées, rendues incandescentes par un Verbe qui, par exemple, transmute un mouvement populaire en tsunami emportant tous les vestiges de l’ancien monde.

Une œuvre originale

Rien d’innovateur, depuis Homère jusqu’à Hugo, Tolstoï, Dumas, Zola, etc., de faire convoler en noces plus ou moins débridées littérature et histoire. Pour Vuillard, « les mots sont une convulsion des choses ». Il part de tel ou tel fait précis, historiquement référencé et daté, mais, plongée dans la marmite d’une « écriture convulsive », la trame historique se métamorphose en un récit où le narrateur se donne pleine liberté pour porter le fer comme il l’entend… Il y a bien une « méthode Vuillard », un style particulier qui font des récits de Vuillard une œuvre originale dans le champ littéraire, souvent en résonance avec des situations contemporaines, une œuvre percutante dont la première qualité d’écriture est de donner au lecteur plaisir et élan.

Sept « récits ››

Après plusieurs romans dont Conquistadors (2009) sur la chute de l’empire inca, Vuillard a publié sept ouvrages qu’il qualifie de « récits » : La bataille d’Occident (2012), sur la Première Guerre Mondiale, Congo (2012), sur la conquête coloniale de l’Afrique, Tristesse de la terre (2014), sur l’extermination des Indiens d’Amérique, 14 juillet (2016), sur la La prise de la Bastille, L‘ordre du jour (2017), sur l’établissement de la dictature nazie, La guerre des pauvres (2019), sur le soulèvement des paysans allemands au XVIe s., Une sortie honorable (2022), sur la guerre d’lndochine2.

« II me semble, indique Vuillard, que pour comprendre certaines choses, nous avons besoin du récit. […] incarner les personnages permet de toucher la réalité d’une manière différente. Et puis, pour celui qui écrit, inscrire les événements dans le temps d’une intrigue oblige à un montage, à un parti pris, qui permet de saisir des choses que l’on n’aurait pas pu comprendre autrement3. »

Des rapports endogames

Vuillard est explicite sur les « rapport endogames », comme il dit, entre littérature et histoire :

« Si on est écrivain, plutôt qu’historien (la littérature étant née, au fond, dans un rapport à l‘histoire), c’est sans doute que l‘on s’en remet davantage au rythme, aux mots. L’écrivain s’imagine, à tort ou à raison, que des vérités se dénouent dans une sorte d’abandon aux mots, alors que l‘historien modère ce rapport au langage4. »

La lecture des Chouans de Balzac ou de Quatre-Vingt Treize de Victor Hugo ne peut se substituer à celle des ouvrages de référence sur la Guerre de Vendée. De même, les récits de Vuillard ne visent pas, tel un vulgaire résumé de dictionnaire, à inviter le lecteur à faire l’économie de la lecture d’œuvres historiques. Au contraire… La force incisive du style avec sa large palette mêlant humour et ironie, grotesque et tragique ne peut qu’inciter à d’autres lectures et à une réflexion sur les problèmes d’aujourd’hui…

« Ratiboiser l’Église »

Dans La guerre des pauvres (2019), Vuillard fait le récit du grand soulèvement populaire qui a embrasé les pays allemands au début du XVIe siècle. Après les insurrections populaires, rapidement rappelées, de Wyclif en Angleterre, au XIVe siècle jusqu’à Jan Hus en Bohême, arrive Thomas Müntzer. « Lui, une chose terrible l’habite, le secoue. Il est en colère. Il veut la peau des puissants, il veut ratiboiser l’Église, il veut crever le ventre à tous ces enfants de salauds ».

Licence poétique

L’auteur imagine qu’en novembre 1504, Philippe, âgé de cinq ans, qui allait devenir Landgrave de Hesse, « sentit un frisson bizarre comme d’une antériorité surgissant » à la mort du vieux peintre chinois Shen Zhou mourant à des milliers de kilomètres. Et, au terme de deux pages où Vuillard use sans frein (et abuse, diront ses détracteurs) de la licence poétique, surgit ce propos : « Et si on se fout que le peintre chinois des rocailles et des oiseaux ait eu ou non quelques mystérieuses parentés d’âme avec le landgrave de Hesse, les fantaisies sont pourtant une des voies de la vérité5 ».

N’est-ce pas là l’atout-maître de la littérature que de permettre, par l’entière liberté de l’imaginaire et de la « fantaisie››, des ouvertures transgressant le domaine rigoureux de la démarche (se voulant scientifique) de l’histoire, sans néanmoins le rejeter?

Réel et fiction

Tel est en tout cas l’un des talents de Vuillard d’associer, en les combinant tout en les distinguant, « réel ›› et « fiction » pour donner à des situations et à des personnages un relief singulier pour amener le lecteur à aller de lui-même au-delà du propos qu’il vient de lire pour saisir, par analogie, sa portée contemporaine.

« Le temps de s’organiser ››

Ainsi sont décrits de manière enflammée le soulèvement radical, spontané, massif et la puissance du déferlement des paysans, artisans, miséreux par dizaines de milliers : mais, malgré la détermination et la volonté de Müntzer qui s’affirme comme porte-parole et leader, ne sont pas éludées les faiblesses d’un mouvement sans véritable organisation, sans véritable direction, à la merci des manœuvres des puissants, des têtes couronnées. « Il fallait […] ne pas laisser à Müntzer le temps de s’organiser ». En fin de compte, « Au loin, la troupe de vagabonds ne semblait pas se préparer à l’assaut ; le désordre était tel qu’il n’y avait sans doute ni plan, ni chef. »

Littérature et vie sociale

Qui ne verra qu’en filigrane l’ouvrage est directement connecté au mouvement des « gilets jaunes », sans qu’il y soit fait référence, et aux réalités sociales d’aujourd’hui. À ce sujet, Vuillard précise :

« La littérature n’est pas détachée de la vie sociale. Le livre raconte un soulèvement populaire pendant la Réforme, à cause d’une corvée, d’un impôt jugé insupportable. C’est une histoire récurrente que celle de l’injustice fiscale. Mais cela s’inscrit sous le registre de l’inégalité en général, qui est la structure élémentaire de nos sociétés. Le contexte actuel aimantait le livre […]. Le mouvement des « gilets jaunes » incarne la pulsion égalitaire qui, depuis 1789, a été gravée dans nos principes. Or, depuis la Révolution, la littérature s’est adossée au mouvement émancipateur qui emporte les sociétés. »6

« La foule sans nom ››

« C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses ››. Tel est bien le principe du récit titré 14 juillet (2016) qui narre la prise de la Bastille avec, pour « personnage » principal, la foule en mouvement, le peuple de Paris en insurrection. – En se dressant contre la Bastille, symbole et rempart de l’Ancien Régime, le peuple inaugure l’effondrement du vieux monde… Ainsi Vuillard honore les gens de peu, les gens de rien, ces anonymes oubliés des manuels d’histoire, qui mettent en branle la grande vague révolutionnaire… Et Vuillard n’hésite pas à citer sur plusieurs pages, en une longue liste, noms et professions de ces protagonistes surgis « du caniveau ››. C’est « le bottin de la Bastille »

Acteurs de leur propre histoire

En s’appuyant sur une consultation approfondie des archives, il brosse, en une écriture bouillonnante et virulente, un tableau saisissant de ces femmes et de ces hommes qui, par leurs initiatives multiples et diverses, s’engagent, sans le mesurer, dans un mouvement d’émancipation les transformant de « sujets ›› en « citoyens ». Vuillard ne le formule pas, mais c’est la force même du récit qui le suggère. On les voit, tous ces sans-noms, ces journaliers et ces manouvriers, ces tailleurs et ces bottiers devenir acteurs de leur propre histoire, et on est avec eux pour prendre d’assaut cette Bastille honnie…

L’ordre du jour

Après « 14 juillet » faisant vivre le peuple à la conquête de sa citoyenneté, paraît « L‘ordre du jour » (2017 – Prix Goncourt) qui met en scène les dominants conduisant, par leurs choix politiques, le monde à la barbarie. Le récit inclut seulement certains moments, certaines séquences : le financement du parti nazi parla grande industrie, la complicité et la capitulation des dirigeants gouvernementaux du Royaume Uni, de la France, de l’Autriche, l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne), la conférence de Munich, etc. Ne sont pas abordées la crise économique, sociale, politique qui frappe l’Allemagne au début des années Trente, et aussi les positions du SPD, du KPD et des syndicats – des éléments pourtant décisifs pour comprendre l’accession au pouvoir d’Hitler et l’établissement de la dictature nazie… Mais la sélection de quelques faits majeurs ne contribue-t-elle pas à l’impact de l’œuvre, chaque court chapitre ciblant, avec une ironie cinglante, tels personnages ou telles situations ? Ce qui fait la force du récit, c’est l’art du trait, du cadrage, de la saisie de détails significatifs, de la collusion entre passé et présent.

Une réunion secrète

Le récit s’ouvre sur une « réunion secrète » : « Le 20 février de cette année-là [1933] ne fut pas une date comme les autres ». Sont invités au Palais du Reichstag par Hermann Goering, président du Reichstag, 24 éminents dirigeants de l’industrie et des milieux d’affaires pour entendre Hitler exposer son programme. Les élections législatives sont fixées au 5 mars 1933. « Si le parti nazi obtient la majorité, ajoute Goering, ces élections seront les dernières pour les dix prochaines années; et même – ajoute-t-il dans un rire – pour cent ans. » Hitler expose son programme pour liquider le mouvement ouvrier et toutes les libertés publiques afin d’obtenir des fonds pour mener la campagne électorale. L’intérêt du récit n’est pas tant de rappeler ce fait bien connu que décrire l’attitude de ces grands capitalistes qui vont verser des sommes colossales au parti nazi : « Et ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l‘enfer ». Mais pour eux, cette « compromission inouïe avec les nazis » n’est qu’une « banale levée de fonds ». Vuillard rappelle aussi que toutes ces grandes entreprises qui ont exploité à mort la main d’œuvre des déportés mourant de faim, livrés par les SS, garderont pignon sur rue après la guerre : « Ces entreprises qui ont pactisé avec Hitler sont les mêmes qui aujourd’hui fabriquent nos voitures, nos machines à laver, nos produits d ‘entretien… »

Une sortie rentable…

Dans « Une sortie honorable », Éric Vuillard fait le récit de l’exploitation de l’Indochine par les colonialistes français et de la guerre qui aboutira au désastre de Dien Bien-Phu, l’une des plus cuisantes défaites de l’armée française. Comme dans les livres précédents, le récit est un montage de séquences diverses exposant des scènes, des débats, des personnages où alternent le cynisme, l’odieux, le grotesque… Chaque chapitre est centré sur un événement particulier : la plantation d’hévéas, les malfaisances et les tortures subies par les coolies, les débats parlementaires sur les stratégies militaires, la place des Etats-Unis, etc.

Il cite notamment les déclarations pro-colonialistes des ministres et des généraux pour la poursuite d’une guerre en fait déjà perdue. Il met en scène une rencontre ahurissante en avril 1954 entre le secrétaire d’État américain Dulles et le ministre français des Affaires étrangères Bidault : Dulles s’engage à donner deux bombes atomiques…

La place particulière dans le dispositif impérialiste français de la Banque d’Indochine « qui n’est pas exactement une banque comme les autres » est rigoureusement analysée. Elle a su, bien à l’avance, dégager ses actifs de l’Indochine – s’assurant ainsi une sortie hautement rentable – tout en continuant à bénéficier de l’intervention militaire, si bien qu’ « on perdait en gagnant, et en gagnant prodigieusement »…

Mais le récit ne se réduit pas à la simple transposition de tels et tels faits historiques. Au-delà de son intérêt documentaire (nullement négligeable), son originalité réside dans la mise à nu par l’écriture des véritables motivations de tel personnage, des véritables enjeux de telle rencontre ou de tel débat. Les données factuelles sont en quelque sorte intensifiées ou dramatisées par la dextérité dans le maniement du scalpel pour les portraits, par la virtuosité de la construction, par un style toujours incisif et souvent percutant.

En guise de conclusion

Par leur qualité littéraire, les récits d’Éric Vuillard ne suscitent pas seulement une lecture jubilatoire. N’invitent-ils pas lectrices et lecteurs, par la confrontation irrévérencieuse du passé et du présent, à ouvrir grand les yeux ?…

Parmi ses références littéraires, Vuillard mentionne Montesquieu : dans L’Esprit des Lois sont soulignés les dangers de la concentration de l’argent et du pouvoir entre les mains de quelques-uns.

Sur l’impact de la littérature, Vuillard précise : « L’écriture permet de revivre les choses, de ne pas rater le vif de l‘événement. Mais l‘écriture est aussi une force agissante, elle n’est pas uniquement là pour consigner nos malheurs. (…) [Il convient] de rompre avec l‘éternelle conception pessimiste de l’homme et de son histoire, avec l‘idée que tout serait sans fin, qu’il y aurait des révoltes et qu’elles seraient toujours matées, inutiles en somme. Si l’on peut se féliciter de la liberté et de l‘égalité très relatives dont nous jouissons, c’est justement à ces précédentes révoltes que nous les devons.7 »

C’est pourquoi il termine La Guerre des Pauvres par ces mots : « Le martyre est un piège pour ceux que l‘on opprime, seule est souhaitable la victoire. je la raconterai. »

Donc : à suivre

Alain Chicouard
La Raison n°683 – juillet-août 2023

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Notes :

1. Jean-Christophe Buisson : « Les trous d’histoire de M. Vuillard› » – Le Figaro – 07/01/2022.
2. Cet article – pour des raisons de place – sera limité à quelques aperçus sur les quatre derniers récits.
3. Vuillard – Interview – Le Figaro – 6 novembre 2017.
4. Vuillard – Interview – Le Monde – 8 septembre 2016.
5 La guerre des pauvres – p.50.
6. Entretien avec Raphaëlle Leyris – Le Monde – 19/01/2019.
7. Vuillard – propos recueillis par Raphaëlle Leyris – Le Monde – 19/01/2019.