Alain Chicouard : Babi Yar – un enjeu mémoriel


L’extermination des juifs : Babi Yar, un prologue

Tragiquement prémonitoire, Léon Trotsky écrivait le 22 décembre 1938 : « Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des juifs »1.

Le 21 juin 1941, Hitler lance l’opération Barbarossa pour la conquête et la destruction de l’URSS. Les consignes sont claires : exterminer les communautés juives, réduire en esclavage la population slave, piller le territoire… Les mesures pour exterminer les juifs sont immédiatement appliquées. Des détachement spéciaux (Einsatzgruppen) de policiers allemands et de supplétifs ukrainiens assistés de la Waffen SS et avec l’appui de la Wehrmacht, vont tuer par balles tous les juifs des territoires conquis, hommes, femmes, enfants, vieillards. Ainsi, une fois Kiev conquise, sont exterminés en 36 heures les 29 et 30 septembre 1941, 33 761 juifs… Par la suite, il y aura sur ce site le massacre de 100 000 autres victimes. Plus de 1 million de juifs seront tués par balles avant l’établissement des camps d’extermination avec le recours au gazage (pour, au total, aboutir, comme on le sait, à la destruction de 6 millions de juifs.

Voulant effacer toute trace de leurs crimes, les nazis, durant l’été 1943, confrontés l’avance de l’armée soviétique, décident, dans le cadre de l’Aktion 1005, d’exhumer les cadavres des fosses de Babi Yar et de les incinérer sur de grands bûchers pour les faire ainsi disparaître totalement. Les ossements qui ne brûlaient pas étaient broyés et mélangés au sable. « Le décompte est la seule chose qui demeures »2.

Babi Yar, qui marque le début des tueries massives par balles et symbolise ces massacres, a été, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, un enjeu de mémoire, et n’a cessé de le demeurer jusqu’à maintenant.

« Babi Yar. Contexte » : un film remarquable

Le cinéaste ukrainien Sergueï Loznitsa a réalisé un film sorti en 2021 titré « Babi Yar. Contexte ». Ce film est construit uniquement avec des documents d’archives couvrant la période 1941-1952 ; c’est un montage composé principalement de séquences de films tournés par les cameramen de l’armée hitlérienne de 1941 à 1943, puis par ceux de l’armée et autorités soviétique de 1943 à 1952. Sont aussi intégrés des documents d’amateurs tournés par les soldats et des photos de Johannes Hähle3. Aucun commentaire, aucune voix off, seulement quelques rares « cartons » explicatifs (ce qui peut être une difficulté pour un spectateur peu informé). Bande-son composée d’une musique originale, discrète, mai contribuant à la tension des spectateurs. Ce documentaire – qui est à la fois une prouesse cinématographique et une leçon d’histoire exceptionnelle – a, sur tout spectateur, à la fois un impact émotionnel et un impact d’ordre historique et politique. Tout en se refusant (par décence) d’utiliser les séquences les plus violentes des pogroms, Losnitza, par son montage, montre ce que fut la monstrueuse barbarie nazie. Il n’élude pas l’accueil chaleureux de l’armée allemande par des nationalistes ukrainiens antisémites et pro-nazis défilant en costumes folkloriques et agitant des fanions à croix gammée lors de la cérémonie honorant l’armée allemande. Il montre la face sombre de certaines organisations nationalistes ukrainiennes complices du nazisme dans l’extermination des juifs.

Dans la seconde partie du film, des scènes de procès des criminels de guerre allemands sont des moments exceptionnels : après le témoignage glaçant d’Hans Isenmann de la division SS « Viking », apparaît Dina Pronitcheva qui, à Babi Yar, réussit, en feignant d’être morte, à s’extraire de la fosse commune4.

Kiev est libérée de l’occupant nazi le 6 novembre 1943. Les autorités staliniennes s’efforceront de masquer que les victimes du massacre des 29 et 30 septembre 41 étaient juives, en les présentant comme des « citoyens soviétiques pacifiques », et d’étouffer toute mémoire du lieu, en le transformant complètement.

Le poète yiddish David Hofshteyn, à peine revenu dans la capitale ukrainienne, essaya d’organiser en septembre 1944 un rassemblement commémoratif. Les autorités soviétiques lui rétorquèrent alors qu’il valait mieux abandonner une telle initiative, arguant de leur crainte de réactions antisémites dans la population locale. Elles ne prennent aucune mesure pour empêcher un pogrom contre les Juifs de Kiev en septembre 1945 et en tirent prétexte pour mettre un terme en 1946 au projet de faire de Babi Yar un lieu de commémoration. « La période n’est pas aux monuments pour se souvenir des juifs assassinés pendant la guerre ; elle est celle de l’assassinat secret d’écrivains juifs – dont celui de David Hofshteyn, le 12 août 1952 »5.

Dans les années 50, le ravin devint le déversoir des eaux usées des briqueteries avoisinantes, formant une sorte de lac boueux. Le 13 mars 1961, la rupture d’une digue entraîna des glissements de terrains meurtriers faisant officiellement 150 victimes. Le ravin fut ensuite comblé par des milliers de tonnes de terre. Un quartier résidentiel y sera construit. Avec les campagnes antisémites déclenchées par Staline au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale6, l’anéantissement des juifs par les nazis devint un sujet tabou.

Babi Yar, titre d’un poème retentissant

Il faudra attendre la publication, le 19 septembre 1961, du poème d’Evgueni Evtouchenko dans la Literatournja Gazeta pour que ce massacre sorte de l’oubli et devienne une affaire publique.

Ce poème se termine ainsi :

« […] Sur Babi Yar bruissent les herbes sauvages.

Les arbres regardent, terribles juges.

Tout ici hurle en silence,

Et moi, tête nue,

je sens lentement

mes cheveux grisonner.

Et je suis moi-même

un immense hurlement silencieux

au-dessus de ces mille milliers de morts.

Je suis

chaque vieillard fusillé ici.

Je suis

chaque enfant fusillé ici.

Rien en moi n’oubliera jamais cela !

Et que L’Internationale résonne

quand on aura mis en terre

le dernier antisémite de ce monde.

Je n’ai pas une goutte de sang juif.

Mais, détesté d’une haine endurcie,

je suis juif pour tout antisémite.

C’est pourquoi

je suis un Russe véritable ! »7

L’impact de ce poème dénonçant antisémitisme rampant est considérable en URSS et aussi à l’échelle internationale. En 1963, un récital des poèmes d’Evtouchenko à la Mutualité à Paris rassemble 5 000 participants.

Touché par la force du poème, Dimitri Shostakovitch le reprend intégralement dans le 1er mouvement de la symphonie n°13 créée à Moscou le 18 décembre 1962, malgré les menaces et manœuvres du gouvernement de Khrouchtchev pour empêcher le concert. (Ensuite la partition originale sera mise à l’index jusqu’à la mort du compositeur.)

Des enjeux toujours contemporains

Ce n’est qu’en 1991 que sera autorisée la création d’un monument spécifique aux victimes juives, qui ne sera inauguré qu’en septembre 2001. Un monument sera aussi mis en place pour rappeler le massacre des nombreux Tziganes.

Les gouvernement ukrainiens successifs ont été réticents pour entretenir la mémoire des massacres des Juifs et des Tziganes, choisissant de glorifier, dans une loi mémorielle en 2015, les nationalistes antisémites de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens) et de l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne), présentés comme des « combattants de la liberté », en masquant leur participation à l’extermination des Juifs. D’anciens officiers ukrainiens ayant participé au massacre de Babi Yar ont été célébrés en 2021 avec l’inauguration de plaques commémoratives8.

Toujours dire la vérité

Le cinéaste Loznitsa s’est engagé résolument dans le combat pour l’indépendance de l’Ukraine. Néanmoins il a été banni de l’Académie ukrainienne du cinéma9, notamment pour avoir exprimé son refus du boycott de tous les artistes russes. A la question de l’opportunité de la sortie du film Babi Yar. Contexte après l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine qui instrumentalise la question du « fascisme » ukrainien, il répond : « La vérité est bonne à dire à tout moment. Si aujourd’hui la Russie, État totalitaire, peut dire cela d’un pays qui s’est, quant à lui, démocratisé, c’est en partie parce que les historiens ukrainiens n’ont tout simplement pas fait leur travail durant trente ans »10.

Le film de Loznitsa a un mérite essentiel : c’est une invitation à connaître « la vérité », la vérité de tous les faits, et à réfléchir sans tabou sur la signification et la complexité des données historiques et politiques.

Ainsi, par exemple, on peut à la fois constater qu’existe en Ukraine un courant glorifiant comme combattants du nationalisme ukrainien des personnages, tel Bandera, coupables de tueries en masse notamment contre les Juifs et qu’en Russie, Poutine, aveuglé par sa vision policière de l’histoire et par son idéologie grand-russe, condamne toute indépendance de l’Ukraine, telle que, au lendemain de la révolution d’Octobre 1917, l’avait proclamée en son temps Lénine.

Alain Chicouard

Rubrique « Histoire et cinéma » de La Raison  n°681 – mai 2023

 

Babi Yar. Contexte Bande-annonce VO (2022) Sergei Loznitsa

Notes :

1. L. Trotsky – La bourgeoisie juive et la lutte révolutionnaire. Article du 22 décembre 1938 – Œuvres, tome 19 – p. 272/273 – Institut Léon Trotsky, 1985.

2. T. Snyder – Terres de sang – p. 323 – Gallimard, 2012.

3. Johannes Hähle, rallié au parti nazi en 1932 et enrôlé en 1940 dans la Wehrmacht comme photographe, prendra à Babi Yar, en septembre 1941, 29 photos couleur des traces du massacre. cf. en particulier la photo saisissante de SS fouillant dans les affaires abandonnées par les victimes juives avant leur exécution ; Il gardera ces photos à titre privé. Elles réapparaîtront en 2000 et seront vendues à l’Institut de rechercher sociale de Hambourg.

4. Le récit de Dina Pronitcheva est reproduit dans Terres de sang de T. Snyder, op. cit. – p.322-323.

5. Cité par Lisa Yapné, art. Du 29 septembre 2021 – Babi Yar : un mémorial, des mémoriaux…

6. Rappel en bref ici des principales mesures antisémites et criminelles décrétées par Staline : assassinats en janvier 1948 du grand acteur et metteur en scène juif Solomon Mikhoels et de 13 militants juifs du Comité antifasciste juif ; procès de Pragues et prétendu « complot des blouses blanches » avec l’arrestation et la torture de dizaines de médecins juifs accusés d’avoir voulu assassiner des dirigeants..

7. Traduction de Jean Radvyani. – cf. Un poème et une symphonie pour Babi Yar Kef Israël

8. https://forward.com/…/nazi-collaborator-monuments-in-ukraine/

9. A ce sujet, Loznitsa précise : « Le responsable de l’Académie ukrainienne du film est membre de parti nationaliste Svoboda, très hostile à ce type d’œuvre. Ce courant nationaliste a également voulu accéder au Parlement mais n’a obtenu que 1,5 % des voix, preuve que l’immense majorité du peuple ukrainien n’est pas sur cette ligne ». (Entretien avec Eric Naulieau, Marianne – 15/09/2022)

10. Entretien avec Jacques Mandelbaum, publié dans Le Monde du 13 septembre 202