Grèves de femmes, conquêtes de femmes


un article de Nicole Bossut et François Pericard

Lorsque les vieux dirigeants socialistes August Bebel et Friedrich Engels invitent Clara Zetkin à s’exprimer à la tribune du congres qui va refonder le mouvement ouvrier international, en 1889, à Paris, ils savent parfaitement ce qu’ils font. Ils veulent qu’une voix de femme se fasse entendre lorsque va être proclamée la IIe Internationale, l’internationale socialiste. Ils savent que la parole de cette ardente militante socialiste allemande portera haut et fort, et pour longtemps.

C’est contre l’oppression deux fois imposée aux femmes qu’ils appellent le mouvement ouvrier à se battre. Plus mal payées que les hommes, encore plus durement exploitées à l’usine, à la ferme, elles subissent de plus le lourd fardeau des tâches domestiques et ménagères. Deux fois exploitée est la femme, doublement fondée est sa révolte : “Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire », s’était déjà exclamée la grande militante anarchiste Louise Michel.

Le droit de vote sans liberté économique n’est ni plus ni moins qu’un chèque en blanc, affirme Clara Zetkin à la tribune du premier congres de la nouvelle Internationale. Si l’émancipation sociale dépendait des droits politiques, la question sociale n’existerait pas dans les pays ou est institué le suffrage universel”. Tel sera le cadre de la bataille inlassable qu’elle entreprend alors, où elle associe à la fois la lutte sur le terrain de la démocratie pour les droits politiques et civils des femmes (qui se concentre sur la revendication du droit de vote), et leurs droits sociaux : l’égalité de rémunération, l’identité des conditions de travail, leur protection particulière comme femmes et comme mères.

En 1907, elle propose que l’Internationale convoque, juste avant son congrès qui va se tenir à Stuttgart, une “conférence internationale des femmes socialistes”. Cinquante-huit déléguées de quinze pays y participent. Clara Zetkin lance un appel aux partis socialistes pour qu’ils organisent les femmes de la classe ouvrière. Son discours introductif met au centre la revendication du suffrage universel, tout en affirmant qu’il ne résoudra pas tous les problèmes : “Pour les femmes aussi, les classes ne seront pas supprimées”.

La deuxième conférence internationale des femmes socialistes se tient trois ans plus tard, à Copenhague, de nouveau juste avant le congrès de l’Internationale. Cette fois, cent déléguées représentent dix-sept pays.

Une journée internationale de lutte pour le droit de vote des femmes est décidée. Elle devra être organisée chaque année, dans chaque pays. Les mots d’ordre devront se distinguer nettement de ceux des féministes bourgeoises, les “suffragistes”, qui ne revendiquent pas, pour la plupart d’entre elles, le suffrage universel, droit démocratique par excellence, mais un droit de vote réservé aux classes privilégiées, souvent lié au paiement de l’impôt, donc censitaire et réactionnaire par nature. La résolution qui décide la “Journée internationale des femmes” précise qu›elle devra être organisée avec l’accord des organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière.

La date de la première est fixée au 19 mars 1911, pour commémorer l’anniversaire de la proclamation de la Commune de Paris. Des réunions et des manifestations ont lieu dans une dizaine de pays. A Wedding, à Moabit, ce sont des cortèges de plusieurs milliers de femmes qui se constituent dans ces faubourgs ouvriers de Berlin. En 1912, pour la première fois, la “Journée internationale des femmes” a lieu le 8 mars, ainsi qu›en 1915.

Le 8 mars 1914, alors que grondent les menaces de guerre, la “Journée internationale des femmes” prend une ampleur inégalée. L’Humanité, du 9, rend compte de puissantes manifestations en Allemagne, des meetings dans tous les quartiers ouvriers de Berlin. Deux mots d’ordre : le droit de vote pour les femmes, et la paix. “On aura dit aux mères que si elles veulent disputer leurs fils aux casernes, aux sanglantes expéditions coloniales. à la férocité de la guerre, au danger d’être transformés en instruments de mort contre les hommes de leur classe pour le profit de la classe ennemie, il faut qu’elles les élèvent en vue de la lutte des classes”, proclame l’éditorial du quotidien de la SFIO.

Ce n’est pas seulement le Parti socialiste d’Allemagne qui tient ce langage ». Poursuit l’Humanité, qui rend compte le lendemain de la première grande initiative qui a eu lieu en France. Dans une Salle des sociétés savantes archi-comble, avec une assistance composée d’autant d’hommes que de femmes, Louise Saumoneau, Alice Jouenne, Compère-Morel, Marguerite Martin-Grumbach ont longuement fait état des revendications des femmes socialistes. Une résolution est adoptée : “Les citoyens et les citoyennes réunis au nombre de 2 000 à la manifestation organisée par le groupe des femmes socialistes s’engagent à soutenir énergiquement la cause de l’affranchissement intégral des femmes en le rattachant à la grande cause du socialisme international, qui travaille à supprimer toutes les injustices et toutes les exploitations”.

Désormais, le 8 mars est entré dans l’histoire : c’est la journée des femmes de la classe ouvrière contre l’oppression sociale et pour les droits démocratiques.

Le 7 mars 1917, les ouvrières des usines textiles de Petrograd se rassemblent pour préparer la journée du lendemain, le 8, leur journée. Elles sont épuisées. Les files d’attente aux portes des boulangeries les attendent après des journées de travail exténuantes. Du front, ou sont les maris, les frères, les fiancés, pas de nouvelles ! Alors, elles décident de débrayer. Dès le 8 au matin, elles envoient des délégués aux métallos, leur demandent de soutenir leur grève. Les dirigeants socialistes, y compris les bolcheviks, ne sont guère enthousiastes, ils pensent que c’est trop tôt… Mais les femmes sont dans les rues, aux grilles des usines, massivement en grève ; le comité de quartier de Vyborg décide alors de prendre sa place à la tête du mouvement. Ce jour-là, à Petrograd, il y aura près de 100 000 grévistes, hommes et femmes confondus.

L’histoire aura retenu que l’initiative spontanée de la lutte aura pris corps au sein de ce contingent terriblement opprimé du prolétariat : les ouvrières du textile. Elle aura aussi retenu, l’histoire, que l’immense révolution russe de 1917 a ainsi commencé en cette “Journée internationale des femmes”, et si elle l’appelle la révolution de Février, c’est simplement parce que l’ancien calendrier julien a treize jours de retard sur celui communément en usage dans le reste de l’Europe.

Six mois plus tard, Octobre 1917 verra ce qu’on avait encore jamais vu nulle part ailleurs, dans aucun pays, légalité totale, inscrite dans la loi, du statut politique, civil et social des femmes : l’égalité des salaires, le droit au divorce et à l’avortement, la protection maternelle, etc.

Nicole Bossut
François Péricard

« Cents regards sur le XXe siècle » ; Informations Ouvrières ; 2001 pp 145-148