Notes de lecture : Qui était Churchill ?


Une pierre jetée dans la mare par Tarik Ali dans son livre « Churchill, sa vie, ses crimes »

« A quoi bon un livre de plus sur Churchill ? », commence l’auteur dans sa préface. Une question qui peut étonner à première vue le lecteur francophone mais qui a une tout autre signification pour les anglophones et surtout pour les lecteurs des anciennes colonies britanniques. Lorsqu’un culte (qui a commencé véritablement en 1982 lors de la Guerre de Margareth Thatcher aux Malouines) est bâti essentiellement sur la défense de l’Angleterre durant la Deuxième Guerre Mondiale et qui étouffe toute analyse sérieuse, que peut-on faire sinon révéler la vérité sur le personnage quitte à jeter une pierre dans la mare de l’hagiographie ?

Il ne s’agit donc pas d’une énième biographie, mais d’étudier les faits historiques dont Churchill a été, surtout pour le pire, un acteur, un décideur, doué certes d’une clairvoyance, mais toujours au compte de « sa classe bourgeoise » et de « son rang » dans les cercles dirigeants.

Le livre situe Churchill au sein de la classe dominante qui a combattu les travailleurs et les dissidents à l’intérieur du pays et bâti un immense empire à l’extérieur. C’est cette combinaison qui a rendu possible les défaites des organisations ouvrières en Grande Bretagne et la colonisation de vastes étendues de l’Asie à l’Afrique. (TA p. 15) Le ton est donné. Alors, qui était Churchill et qui était-il vraiment ?

« Churchill était raciste » une phrase qui a fait scandale, mais qui est la réalité : tout au long de sa carrière politique son racisme n’a jamais disparu. Dans son parcours politique, Winston Churchill en temps de guerre, comme en temps de paix n’a jamais renoncé à sa philosophie impériale (empreinte de racisme, et bien sûr de la haine du communisme) en exerçant un rôle d’architecte du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Tarik Ali n’économise pas ses critiques à l’encontre de ce leader politique en déroulant son bilan terrible et en mettant le projecteur sur ses crimes. Il s’agit aussi d’une fresque historique de l’impérialisme britannique dans toutes ses dimensions.

Le premier chapitre « Un monde d’Empire », imprime la dimension de l’apogée de l’empire

Churchill né en 1874, décédera en 1965 à l’âge de 90 ans. Sa vie et sa carrière politique sont intimement liées à l’empire et il sera sur tous les fronts de sa décadence. On plonge littéralement dans l’histoire du XIXème et XXème siècles non pas pour donner des leçons, mais des repères qui permettent de « voir le passé comme une clef pour comprendre le présent ».

Au sortir de la Grande Guerre, Winston Churchill est nommé secrétaire d’Etat à la guerre. C’est pour lui une réhabilitation après l’échec militaire de la bataille des Dardanelles (1915-1916), une campagne visant l’Empire ottoman dont il avait été l’un des principaux promoteurs. Il s’emploie donc à montrer qu’il est le digne serviteur de Sa Majesté lorsqu’éclate la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921). En mars 1920, il envoie sur l’île les Blacks and Tans, une unité paramilitaire qui est, en réalité, un escadron de la mort faisant régner la terreur auprès de la population civile. De la guerre des Boers, en passant par l’Irlande, des grèves de 1926 en Angleterre, de la montée du fascisme, les deux guerres mondiales, la guerre froide, on peut suivre le parcours criminel d’un homme d’Etat n’hésitant pas à sacrifier les populations : l’écrasement brutal de la révolution grecque, la famine organisée au Bengale (3 millions de morts), les bombardements de Dresde et surtout son insistance pour l’utilisation des armes nucléaires au Japon.

Il faut lire cet ouvrage qui donne un éclairage saisissant sur bon nombre de faits historiques que parfois nous avons tendance à oublier alors que l’analyse de leur déroulement permet de comprendre certaines réalités d’aujourd’hui. Dans cette note de lecture, j’ai volontairement choisi de revenir sur les pages concernant le Moyen Orient car elles résonnent fortement avec l’actualité. Le titre de ce chapitre concentre l’ironie de l’histoire.

« Des châteaux dans le sable – redessiner les frontières arabes. »

L’auteur précise : « Les faits historiques ne parlent pas toujours d’eux-mêmes. Ils sont souvent oubliés ou perdus au fil des interprétations. Dans le cas de l’orient arabe, par exemple, il est essentiel de voir le passé comme une clé pour comprendre le présent. La configuration de la région est toujours en cours (…) Il faut revenir aux premières décennies de la carrière impériale de Churchill. » (T.A p. 377)

Avant même la fin de la première guerre mondiale, la Grande Bretagne et la France s’entendent pour se partager les possessions de l’Empire Ottoman. Par la suite, à la conférence de San Remo en 1920, la France reçoit la Syrie et le reste revient à la Grande Bretagne. Sans convoquer les notables locaux, Churchill confie à une fonctionnaire impériale, la tâche de « tracer des lignes (frontières) dans les sables » en espérant que les nouveaux monarques placés sur les trônes forment une « digue contre les idées syndicalistes et socialistes qui viennent d’Europe ». L’Irak est donc créé de toutes pièces à partir de trois provinces Bagdad, Bassorah et Mossoul (cette dernière en violation des accords d’armistice). Le Koweït en est détaché pour former une principauté à part. N’étant pas préparée au soulèvement Kurde de 1920, la RAF (Royal Air Force) est encouragée à utiliser des armes chimiques. (TA p. 361) L’auteur en profite pour donner des informations concernant la fascination de Churchill pour l’utilisation du gaz et des armes chimiques dans les conflits !

En 1921, Churchill, secrétaire aux colonies, confie un « état » à chacun des fils de Hussein (Abdallah reçoit la Transjordanie et Fayçal reçoit l’Irak). La bande rivale, dirigée par AL-Saoud, soutenue par les britanniques, aura dans son escarcelle l’Arabie Saoudite (comprenant les lieux saints de l’Islam, alors que « cette secte littéraliste démente prenant pour cible tous les musulmans qui n’étaient pas d’accord avec ses enseignements (soit environ 99 % de la communauté de l’époque) s’est depuis lors retrouvée en charge des villes saintes » (TA p. 382). Une ironie de |’histoire qui explique beaucoup de choses au regard de la situation d’aujourd’hui.

« Churchill la Palestine et les juifs »

Dans le partage de l’empire ottoman, les Britanniques viennent de créer artificiellement l’Irak, et la France a pu obtenir une bande côtière (détachée de la Syrie qui sera inéluctablement indépendante) à savoir le Liban. Il s’agit d’un territoire vassalisé et dominé par une minorité maronite, servant les intérêts français depuis longtemps en Méditerranée. Le « damier confessionnel » du Liban n’a jamais fait l’objet d’un recensement précis pour ne pas faire apparaître la majorité largement musulmane (le plus souvent chiite) qui n’est donc pas représentée. Les Anglais obtiennent que la Palestine Mandataire soit divisée en deux parties : « la nouvelle patrie juive » et la Palestine. C’est la première partition coloniale déterminée par un afflux de colons blancs (principalement des juifs ashkénazes).

L’auteur rapporte les propos clairvoyants du pionnier du sionisme Asher Ginsburg, qui dès 1891 visite Jérusalem : « Ils (en parlant des colons) traitent les arabes avec hostilité et cruauté, les privent sans scrupules de leurs droits, les insultent sans raison et se vantent même pour cela ; et personne ne s’oppose à ce penchant méprisable et dangereux. (…) L’arabe comme tous les sémites, est vif et perspicace. (…) Pour l’heure, ils ne considèrent pas que nos actions représentent un futur danger pour eux. (…) Mais si vient le temps où la vie de notre peuple en Eretz Israël se développera au point que nous prendrons leur place, un peu ou beaucoup, les indigènes ne s’écarteront pas si facilement. » (p. 386)

La comparaison de ces propos avec l’entrée du journal de Théodor Herzl quatre ans plus tard (1895) fantasmant sur la création du futur Etat sioniste, est pertinente. Ce dernier explique : « Nous évacuerons la population sans le sou au-delà de la frontière en lui fournissant des emplois dans les pays de transit tout en lui refusant tout emploi dans notre pays. Le processus d’expropriation comme le déplacement des pauvres doivent être menés avec discrétion et circonspection ». (Dans une note il est indiqué que ce passage ne figure pas dans l’édition française : Herzl, journal, 1995-1904, Calmann-Lévy 1990).

Il faut savoir que bien avant la naissance de Churchill, en 1838 le 7ème comte de Shaftesbury (chrétien évangélique) avait amorcé le processus d’envoi de juifs européens en Palestine pour les besoins stratégiques de la Grande Bretagne, grande puissance économique, pouvant accorder sa protection à cette nouvelle colonie britannique dont la forme de religiosité portée par une lecture littéraliste de l’Ancien Testament, contribuera au mythe d’une terre dépeuplée. Plus tard, devant le parlement, il explique l’intérêt et la nécessité de cette entreprise pour l’Empire : (Les territoires cités font encore partie de l’Empire Ottoman) « La Syrie et la Palestine ne tarderont pas à devenir très importantes. (…) Le pays a besoin d’argent et d’habitants. Les juifs peuvent nous fournir les deux. Et l’Angleterre n’a-t-elle pas un intérêt particulier à défendre une telle restitution ? Ce serait un coup terrible pour l’Angleterre si l’un de ses deux rivaux s’emparait de la Syrie. (…) La bonne politique (…) n’exhorte-t-elle pas l’Angleterre à favoriser la nationalité des juifs et à les aider à rentrer ? (…) Il revient donc naturellement à l’Angleterre d’appuyer l’établissement de juifs en Palestine. » La Déclaration Balfour (1917) visait bien à détourner la lutte des populations arabes contre le colonialisme et protéger l’impérialisme anglais.

Un rapide regard sur la situation en Palestine de nos jours, nous montre que la défense des intérêts de l’impérialisme dominant, à savoir aujourd’hui les USA, résulte de la même équation. En effet Joe Biden déclarait devant le Sénat américain, en 1986 que « l’aide fournie au gouvernement israélien est un investissement. (…) Si Israël n’existait pas, nous devrions l’inventer pour protéger nos intérêts dans la région. ». Revenant sans cesse sur ce thème, le président des USA indiquait encore à un journaliste en 2007 que « Israël est la plus grande force que l’Amérique possède au Moyen-Orient ». Les Etats-Unis en effet accordent actuellement 3,8 milliards de dollars d’aide militaire annuelle à l’Etat israélien pour acheter des armes américaines.

En 1919, dans une réunion de cabinet, Balfour indique que pour appliquer la déclaration qui porte son nom, il est inutile de perdre du temps. « En Palestine, nous ne proposons même pas de consulter pour la forme les habitants actuels afin de connaître leurs souhaits », (…) « les quatre grandes puissances se sont engagées en faveur du sionisme » ce qui est bien plus « important que le désir et les préjugés des 700 000 Arabes ». Un argument qui sera repris par Churchill comparant les Arabes de Palestine aux Aborigènes d’Australie et aux Amérindiens. On devine de suite ses intentions implicites génocidaires. Le racisme sous l’angle du suprématisme blanc a toujours fait partie du tempérament politique de Churchill dans la défense des intérêts de l’Empire et il n’hésitera pas à développer dans son audition par la Commission Peel, mise en place en 1936, que les Arabes sont une race inférieure comparée aux Européens. S’étant peu exprimé sur le sionisme et les juifs, le peu d’écrits de sa part fait ressortir une ligne qui oscille entre instrumentalisation pure (intérêt pour l’Empire d’avoir un poste avancé avec une colonie qui lui est redevable) et un racisme civilisationnel, sans oublier une grande part d’antibolchevisme.

En conclusion, la lecture de cet ouvrage nous débarrasse d’une hagiographie paresseuse et donne un éclairage sur le bilan souvent terrible d’un homme politique qui est quand même un des architectes du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. En ce sens, il dépasse la simple biographie, et c’est probablement ce qui en constitue l’attrait principal. Tariq Ali nous livre avec un certain talent un récit qui a le mérite de ne pas cacher ses partis pris, tout en respectant des méthodes d’historien.

Ivan Trime, Libre Pensée Corrèze

Churchill, sa vie, ses crimes par Tarik Ali

La fabrique – Editions 2023 – 490 pages – 25 €

La Raison n°698 – février 2025