Deux écrivains dans la guerre : APOLLINAIRE et CENDRARS*


Otto Dix, Mutilés de guerre

G. Douspis

Ils ont en commun d’être des étrangers, comme un certain nombre d’artistes (Picasso, Modigliani, de Chirico…) qui fréquentent les hauts lieux parisiens de l’art et de la littérature. Guillaume Apollinaire, dont le nom complet est Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky (1880 – 1918) a suivi un parcours erratique en Europe avant de s’installer à Paris. Blaise Cendrars, lui, est d’origine suisse, il s’appelle en réalité Frédéric Sauser (1887-1961) et il est né à la Chaux-de-Fonds. Ils ont en commun aussi, de s’être engagés dans l’armée française en 1914 et d’avoir été blessés au cours de la guerre. Apollinaire fut trépané après avoir reçu un éclat d’obus à la tête et Cendrars perdit le bras droit.

Quelle raison a bien pu pousser ces écrivains à prendre fait et cause pour leur pays d’adoption contre l’Allemagne dans un conflit qui ne les concernait nullement et cela contrairement à d’autres artistes, leurs amis, comme Picasso par exemple ? Il faut revenir à la période qui précède la mobilisation générale pour tenter de répondre à cette question.

Mais auparavant nous devons envisager la question sous l’angle du caractère de ces deux poètes et de leur situation respective. Rarement les décisions prises par les hommes n’ont qu’une seule et unique cause. Le plus souvent c’est un faisceau de circonstances qui les amène à trancher dans un sens plutôt que dans un autre.

En ce début du siècle, Apollinaire est revenu à Paris passablement désenchanté, voire déprimé après un séjour d’une année en Allemagne. Il était précepteur de français dans une famille allemande auprès de la fille de la vicomtesse de Milhau dont la gouvernante était une jeune anglaise, du nom d’Annie Playden. Apollinaire séduit par sa beauté en était devenu amoureux, mais la jeune fille ne le paya pas de retour et le poète rentra à Paris dans un état de profonde détresse amplifiée par la crainte d’une « désagrégation cérébrale ». Ce fut la triste fin d’un voyage d’un an outre-Rhin, l’Allemagne, dès lors, ne représenta plus pour lui que le pays du malheur.

Bien qu’elle n’ait, sans doute, pas constitué la raison principale de son engagement, on est en droit de penser que cette expérience amoureuse négative liée au pays où elle avait eu lieu, ait contribué, par la suite, à nourrir une certaine aversion pour l’Allemagne et ajouter un motif supplémentaire à sa décision de s’engager dans le conflit.

De son côté, le jeune Frédéric (qui ne s’appelle pas encore Cendrars), a connu à Berlin un moment difficile. Adolescent, envoyé en pension en Allemagne, il s’est enfui. Là encore, on peut penser que cet épisode pénible n’a pas dû lui faire beaucoup apprécier le pays de Bismark et de Guillaume II, qui sans doute n’a plus grand chose à voir, à ses yeux, avec la patrie de Goethe et Beethoven. Bien entendu, ce n’est pas la cause essentielle et encore moins unique de la résolution qu’il prit de rejoindre la Légion étrangère contre l’Allemagne. Mais cela contribua probablement à créer un climat psychologique favorable à une telle initiative.

Par ailleurs, outre le fait que Cendrars et Apollinaire soient, tous deux, des étrangers accueillis en France, ils ont aussi en commun un certain goût pour l’aventure et pour les armes, ils sont friands de tout ce qui est nouveau et présente un caractère original. Comme en atteste une photo de l’époque, Apollinaire fréquente une salle d’armes parisienne ce qui lui vaut les moqueries de son ami Picasso.

En ce qui concerne Cendrars, lorsqu’il arrive à Paris en 1912, il a déjà beaucoup voyagé. Fuyant l’École de commerce de Neuchâtel, il s’arrange en 1904, pour se faire envoyer en apprentissage à Moscou puis à Saint-Pétersbourg. Il passe ainsi un an dans une Russie alors en plein bouillonnement révolutionnaire. Puis c’est Paris pour une première escale, Saint-Pétersbourg à nouveau, New York où il rejoint Féla sa future femme, et enfin Paris pour un deuxième et long séjour. Esprit curieux de tout, ouvert à toute nouveauté, attentif à tout ce qui sort de l’ordinaire Cendrars est de ces hommes qui, dans l’exaltation de leur jeunesse, peuvent envisager la guerre comme une source de sensations aussi nouvelles qu’exaltantes.

C’est aussi le sentiment d’Apollinaire qui voit dans la guerre un domaine inexploré où se côtoient et se combinent les contraires les plus extrêmes, la beauté et l’horreur, la lumière et le sang, ainsi qu’en témoigne ce poème à Lou: « Si je mourais là-bas… »

« Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

[…]

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace

Couvrirait de mon sang le monde tout entier

[…]

Le fatal giclement de mon sang sur le monde

Donnerait au soleil plus de vive clarté

Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde

Un amour inouï descendrait sur le monde

L’amant serait plus fort dans ton corps écarté »

La vie artistique et littéraire du début du siècle à Paris est en pleine effervescence. Outre Apollinaire et Cendrars, s’y côtoient des artistes venus de nombreux pays, Espagne (Picasso, Juan Gris…), Italie (Modigliani, Canudo, Severini…), Pologne (Kisling, Markus…), Hongrie (Csaky…), Russie (Chagall, Survage…), Ukraine (Archipenko…) et beaucoup d’autres qui cherchent des voies nouvelles tant en littérature qu’en peinture ou sculpture. Tous ces artistes gravitent dans un monde caractérisé par une fièvre de création incessante, mais ils ne se sentent guère concernés par les événements politiques.

Pourtant dans ce domaine, le début du siècle est aussi passablement agité. Après l’affaire Dreyfus qui a secoué le pays et divisé l’opinion française entre dreyfusards et anti-dreyfusards, on sent que la tension monte. En 1905 c’est la loi de séparation des Églises et de l’État qui cristallise l’opposition entre la droite cléricale qui s’appuie sur la violente critique de Pie X (Vehementer nos) du 11 février 1906) et la “gauche” républicaine. Et dans le même temps, le gouvernement de la Troisième République multiplie les efforts de propagande afin de préparer les citoyens à un affrontement avec l’Allemagne victorieuse en 1870 et, depuis lors, présentée comme l’ennemi héréditaire qui a amputé la France de l’Alsace et de la Lorraine et qui continue, comme l’a bien montré l’affaire Dreyfus à espionner notre pays dans le but inavoué mais prévisible d’une nouvelle agression.

Cette propagande commence à l’école où les programmes et les manuels, sont conçus pour faire de l’enfant un futur bon patriote. Les enseignants reçoivent du ministère des instructions précises destinées à formater les esprits malléables des écoliers dans le but de les préparer à devenir de bons patriotes et, il faut bien le dire, de la future chair à canons. Tout est fait pour militariser l’enseignement et l’on abreuve les enfants de chants patriotiques. On va même jusqu’à les initier au maniement des armes.

C’est une véritable stratégie qui vise à préparer la nation à un conflit prochain que l’on se garde pourtant d’évoquer ouvertement. Hors de l’école, la propagande se fait chaque jour plus insistante. À partir de 1910, l’affrontement apparaît de plus en plus inévitable et ce n’est plus à mots couverts qu’il est mentionné. Chaque jour sont distillées, par le gouvernement et les autorités militaires des « informations » qui tendent à faire prendre des vessies pour des lanternes. Plus le mensonge est énorme, plus il est crédible. Par exemple, il se raconte que la guerre n’est meurtrière que pour l’ennemi, lequel, pourri de vices, se montre capable de toutes les ignominies, tandis que la vertu est la qualité cardinale de l’armée française. La propagande n’hésite pas à affirmer que plus les armes sont perfectionnées, moins elles causent de morts et de blessés, et que celles de l’ennemi ne sont pas dangereuses, attendu que c’est de la pacotille ! Quant aux soldats, elle oppose le monstre allemand, vicieux, trouillard, incapable et lâche, au valeureux français héroïque, fier et impatient de monter au front…

Elle fait feu de tous bois, et n’hésite guère sur les méthodes à employer pour convaincre le citoyen d’apporter sa pierre à l’édifice de la guerre. Elle joue ainsi sur le sentiment de culpabilité de braves gens étrangers qui se sentent mal à l’aise à l’arrière tandis que leurs amis français envoyés au front risquent leur vie à chaque instant. De fait, ce sont les plus honnêtes, ceux qui ont encore de vraies valeurs morales qui sont touchés par cette propagande. Apollinaire et Cendrars sont de ceux-là.

Bien évidemment, le commun des mortels imprégné, depuis l’enfance, de cette propagande ne perçoit plus la réalité pour ce qu’elle est. C’est dans ce contexte que se trouvent plongés les artistes cités ci-dessus. Rien d’étonnant, donc, à ce que ces hommes qui ont vécu jusque là dans un univers assez éloigné des événements politiques et qui se montraient, jusque là, plus préoccupés par leurs recherches esthétiques, la création littéraire, poétique ou picturale que par les affrontements idéologiques et de la lutte de classe, constituent une frange de la société très perméable à ces contre-vérités. Parmi ces esprits brillants qui hantent les quartiers de Paris où se construit l’art de l’avenir, en fait, bien peu sont capables d’analyser avec objectivité et lucidité ce qui se passe dans la sphère politique. Sous la double censure politique et militaire, les journaux qui sont leur principale source d’information, diffusent, en effet, à longueur d’années et de colonnes, les plus invraisemblables mensonges qui prennent, à force de répétitions, le visage de vérités incontestables.

L’influence de cette propagande est directement perceptible dans les mots employés par les deux poètes. Chez l’un et chez l’autre on retrouve, par exemple, le vocable très péjoratif de « boche » ou « alboche » pour désigner le citoyen allemand devenu l’ennemi à abattre : « Je voudrais que tu sois un obus boche pour me tuer d’un soudain amour. » écrit Apollinaire dans un poème à Lou.

Ou encore: « Le ciel est étoilé par les obus des Boches. La forêt merveilleuse où je vis donne un bal. La mitrailleuse joue un air à triples-croches ». Dans les Calligrammes, on trouve le mot « boche » à onze reprises et certains vers semblent directement issus des élucubrations de la propagande :

« J’ai comme toi pour me réconforter

Le quart de pinard

Qui met tant de différence entre nous et les Boches

J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75

Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler »

à comparer avec certains articles publiés dans L’Intransigeant du 17/8/1914: “le soldat français

supporte les blessures avec gaieté, fierté et courage”. »

Dans « La main coupée », Cendrars, bien des années plus tard, écrira encore : « Dans chaque Allemand il y a un Alboche qui se réveille. Vous ne paraissez pas les connaître. »

C’est assez dire combien cette honteuse propagande avait pu les marquer ! Face à ce déluge de rodomontades mâtinées de tartufferie qui entretient un véritable délire collectif, la voix est inaudible de ceux qui auraient pu faire entendre raison aux foules manipulées par le pouvoir.

Et ce, d’autant plus que le monde du travail qui s’était organisé au cours des décennies précédentes, construisant ses syndicats et ses partis, se trouve soudain privé de ses directions traditionnelles, lesquelles ont rejoint l’Union sacrée par cupidité, ont été écartées par la menace ou purement et simplement éliminées physiquement comme le fut Jaurès. Jules Guesde est devenu ministre de la guerre, Marcel Sembat est lui aussi ministre, Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, appelle à la mobilisation sur la tombe même de Jaurès. Les hommes de la deuxième internationale ont tourné le dos à leurs proclamations pacifistes et se sont rangés au côté des va-t’en-guerre.

Dans un tel contexte, il ne faut pas s’étonner que de jeunes artistes sans expérience de la guerre comme Apollinaire, Cendrars, Canudo et quelques autres se soient crus obligés de rejoindre les rangs de l’armée pour combattre “le monstre germain”. Érasme ne disait-il pas déjà: « Dulce bellum inexpertis » (La guerre paraît belle à celui qui est dépourvu d’expérience, mais qui la connaît en éprouve, dès qu’il s’en approche, une horreur extrême.) C’est exactement ce qui va se passer pour Cendrars qui mettra plus de trente ans pour tirer le bilan de la tragédie à laquelle il a participé, hélas sans comprendre, ni pendant ni après, quels en furent les ressorts. Il en viendra à perdre toute confiance en l’humanité, considérant qu’au fond, cette violence terrifiante est imputable à la nature humaine alors qu’elle est le produit d’une société divisée en classes antagonistes dont l’une, minoritaire, qui exploite l’autre, ne survit aux contradictions qui la rongent qu’en détruisant périodiquement les forces productives et les moyens de productions accumulés depuis des dizaines d’années.

Face à la montée des périls, il n’est guère étonnant que des hommes généreux, animés par un véritable idéal, prédisposés par des expériences négatives antérieures et fortement désireux d’obtenir la nationalité française, mais dépourvus de culture politique, soumis au matraquage constant d’une propagande éhontée et victimes de ce bourrage de crâne qui fut à l’œuvre dans les années qui précédèrent et suivirent la mobilisation générale, se soient lancés dans cette tragique aventure avec la certitude, au moins au début, d’agir sinon pour le bien de l’humanité, du moins pour celui de leur pays d’adoption.

En ce qui concerne Apollinaire et Cendrars, il ne fait ainsi guère de doute que la volonté de devenir Français les ait poussés à s’engager. En complément de sa propagande patriotique et militariste, le gouvernement avait promis, en effet, la naturalisation à tout étranger contractant un engagement volontaire pour la durée de la guerre. Par ailleurs, Apollinaire était animé d’un véritable sentiment patriotique, il considérait, de même que Cendrars que son engagement lui fournissait l’occasion de payer sa dette au pays qui avait accueilli sa famille.

C’est ainsi que le 29 juillet 1914, “Cendrars signa avec Ricciotto Canudo – poète et critique d’origine italienne, et autre grand animateur de l’avant-garde littéraire et artistique – un « Appel aux étrangers amis de la France » pour qu’ils prennent les armes par reconnaissance envers leur patrie d’adoption et défendent une civilisation d’élection contre les attaques germaines1.

Apollinaire ne tarda pas à les rejoindre, mais aussi Survage, Kisling, Csaky et quelques autres. Leur engagement répond à une série de motivations parmi lesquelles entrent un peu de rancœur pour l’Allemagne où ils ont connu quelques déboires, peut-être aussi, chez Apollinaire, une certaine dépression consécutive à une double et douloureuse rupture amoureuse avec Marie Laurencin puis Louise de Coligny. Il y a également, en particulier chez Cendrars, le goût de l’aventure, et pour tous les deux, l’attrait du nouveau – fût-il bien douteux -, mais aussi la conscience d’une dette envers le pays qui les a adoptés. Enfin, il existe chez eux, indéniablement, un sentiment de culpabilité vis à vis de ceux qui n’ont pas eu le choix et furent mobilisés parfois malgré eux. Il s’agit donc d’une résolution aux multiples ressorts et non d’une décision prise sur un coup de tête.

Et, il faut ajouter à cela l’élément sans doute déterminant que fut la pression de la propagande gouvernementale et militaire rendue plus efficiente encore du fait de la trahison des dirigeants de la Iième Internationale et des chefs syndicaux. Il ne faudrait pas croire que les deux poètes sont partis « la fleur au fusil ». Apollinaire, en conclusion de son poème « si je mourais là-bas… » écrit :

« La nuit descend

On y pressent

Un long destin de sang »

Quant à Cendrars, très vite au contact direct des horreurs de la guerre, il en fut marqué pour la vie. Dans « J’ai tué » (1918), illustré par Fernand Léger, il écrit :

« Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments, leur cœur. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot. « Vive l’humanité ! » Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre. »

Ce n’est qu’en 1946, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, qu’il pourra mettre entièrement son expérience sur le papier.2 Il lui aura fallu plus de trente ans pour tenter d’exorciser ses démons. Encore n’a t’il pas tout compris, semble-t-il, des véritables causes de cette immonde boucherie.

Dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Église, il en accuse l’Homme, intrinsèquement mauvais, la Nature humaine qui serait pervertie : « Je me demande jusqu’à quel point la guerre n’est pas une manifestation du ludisme ? » écrit-il dans « La main coupée », ajoutant cette diatribe :

« Dévastation et ruines. C’est tout ce qui reste des civilisations. Le Fléau de Dieu les visite toutes, les unes après les autres. Pas une qui ne succombe à la guerre. Question du génie humain. Perversité. Phénomène de la nature de l’homme. L’homme poursuit sa propre destruction. »

Ceci explique peut-être que deux ans avant sa mort en 1961, après deux AVC qui le laissent grabataire en janvier 1959, il se soit converti au catholicisme au mois de mai suivant, bien que l’on puisse aussi considérer qu’il s’agissait, là, d’une conversion comme celle, prétendue, de Rimbaud sur son lit de mort

Georges Douspis

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* Titre original : APOLLINAIRE et CENDRARS

1. Le Monde.fr | 25.11.2014 – La déferlante de la Grande Guerre, selon Blaise Cendrars – Par Etienne Bastiaenen.

2. Cendrars – La main coupée –