Morale, Humanisme et Bombe Atomique


Hiroshima après l’explosion nucléaire

« La cible la plus désirable serait une usine d’armements vitale, entourée par des habitations ouvrières  »

Au lendemain de la mort de Franklin Roosevelt (12 avril 1945), son successeur, Harry Truman, mit en place un comité, dénommé Comité Interim, présidé par Stimson, chargé de discuter de l’utilisation de la bombe atomique en cours de construction contre le Japon et du contrôle international éventuel de l’énergie atomique. Ce comité comportait une sous-commission scientifique de quatre savants fameux : Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, Lawrence et A. H. Compton.

Lors de sa réunion du 31 mai 1945, le comité en séance plénière, y compris sa sous-commission scientifique, discuta rapidement de la possibilité d’effectuer une démonstration de la bombe atomique dans une zone expérimentale avant de l’utiliser sur une région habitée du Japon. Après un certain nombre d’objections avancées contre cette idée, le comité adopta la position suivante :

« Nous ne pourrions donner aucun avertissement aux Japonais ; nous ne pourrions pas nous concentrer sur une zone civile, mais nous devrions chercher à créer une impression psychologique profonde sur le plus grand nombre d’habitants possible. « 

En conséquence de quoi, le comité considéra que « la cible la plus désirable serait une usine d’armements vitale, employant un grand nombre d’ouvriers et entourée à proximité par des habitations ouvrières » (1).

Un petit groupe de savants, dont le prix Nobel de physique, James Franck, et le physicien Leo Szilard, reprit à son compte la proposition d’une première explosion de la bombe atomique à titre de démonstration sur une zone expérimentale, en présence de représentants des Nations unies, qui en rendraient les résultats publics et décideraient de son utilisation ou non contre le Japon, ainsi prévenu des effets de l’engin. Les quatre savants de la sous-commission scientifique, partisans, on l’a vu, de lâcher la bombe sur une vaste concentration ouvrière, rejetèrent cette idée en affirmant :

« Nous ne pouvons proposer aucune démonstration technique susceptible de mettre fin à la guerre ; nous ne voyons aucune alternative acceptable à l’usage militaire direct (2). »

David Holloway, l’auteur d’un ouvrage remarquable par la richesse de ses informations, Stalin and the Bomb (3), où l’on peut trouver les deux citations ci- dessus, ajoute : « Le 21 juin, le Comité Interim réaffirme sa recommandation précédente : la bombe devait être utilisée dès que possible, sans avertissement et contre une usine d’armements entourée de maisons ou d’autres constructions tout à fait susceptibles d’être endommagées (4). »

« Sans avertissement » : uniquement pour éviter que les habitants ne quittent leurs maisons et les ouvriers leurs usines : la DCA et l’aviation japonaises étaient en effet alors incapables d’intercepter les bombardiers lourds américains.

Ajoutons un détail, qui complète le tableau : à l’époque où ces discussions se mènent, la capacité de production de l’industrie japonaise tout entière, y compris celle des usines d’armement pilonnées par l’aviation américaine, est tombée à un niveau très bas, si bas qu’un influent « parti de la paix » (c’est-à-dire de la capitulation), considérant à juste titre que la guerre est irrémédiablement perdue pour le Japon, se développe alors dans les cercles gouvernementaux japonais et ne met à la capitulation qu’une seule et unique condition : maintenir intacts la place et le rôle de l’empereur du Japon. Ce dernier lui-même se rallie à cette position (avec cette seule et unique condition concernant sa précieuse personne) après Hiroshima et Nagasaki. Les quelque 400 000 morts des deux bombardements lui font comprendre que la guerre est bien perdue, mais ne l’amènent nullement à céder sur l’essentiel: sa place personnelle.

J.J. Marie in Les Cahiers du Mouvement Ouvrier, numéro 10, Juin 2000

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(1) Citation extraite de l’ouvrage de Martin Sherwin, qui contient les comptes rendus des réunions de ce comité : A World destroyed, New York, Vin tage Books, 1977, p. 302. David Holloway, Stalin and the Bomb, Yale University Press, New Haven and London, 1994, p. 120.

(2) Sherwin, op. cit., p. 305, et David Holloway, op. cit., p. 121.

(3) David Holloway, Stalin and the Bomb.

(4) Ibidem, p. 121.