Orwell et la liberté de pensée


Préface à la première édition
de La Ferme des Animaux
censurée jusqu’en… 1995

L’idée de ce livre [Animal Farm] , ou plutôt de son thème central, m’est venue pour la première fois en 1937, mais c’est seulement vers la fin de l’année 1943 que j’ai entrepris de l’écrire. Lorsqu’il fut terminé, il était évident que sa publication n’irait pas sans difficultés (malgré l’actuelle pénurie de livres, qui fait « vendre » à peu près tout ce qui en présente l’apparence) et, de fait, il fut refusé par quatre éditeurs. Seul l’un d’entre eux avait à cela des motifs idéologiques. Deux autres publiaient depuis des années des ouvrages hostiles à la Russie, et le quatrième n’avait aucune orientation politique particulière. L’un de ces éditeurs avait d’ailleurs commencé par accepter le livre, mais il préféra, avant de s’engager formellement, consulter le ministère de l’Information ; lequel s’avère l’avoir mis en garde contre une telle publication ou, du moins, la lui avoir fortement déconseillée. Voici un extrait de la lettre de cet éditeur :

« J’ai mentionné la réaction dont m’a fait part un fonctionnaire haut placé du ministère de l’Information quant à la publication d’Animal Farm. Je dois avouer que cet avis m’a fait sérieusement réfléchir. […] Je m’aperçois que la publication de ce livre serait à l’heure actuelle susceptible d’être tenue pour particulièrement mal avisée. Si cette fable avait pour cible les dictateurs en général et les dictatures dans leur ensemble, sa publication ne poserait aucun problème, mais, à ce que je vois, elle s’inspire si étroitement de l’histoire de la Russie soviétique et de ses deux dictateurs qu’elle ne peut s’appliquer à aucune autre dictature. Autre chose : la fable perdrait de son caractère offensant si la caste dominante n’était pas représentée par les cochons. Je pense que ce choix des cochons pour incarner la caste dirigeante offensera inévitablement beaucoup de gens et, en particulier, ceux qui sont quelque peu susceptibles, comme le sont manifestement les Russes ».

Ce genre d’intervention constitue un symptôme inquiétant. Il n’est certes pas souhaitable qu’un service gouvernemental exerce une quelconque censure (sauf pour des motifs relevant de la sécurité nationale, comme tout le monde l’admet en temps de guerre) sur des livres dont la publication n’est pas financée par l’État.

Mais le principal danger qui menace aujourd’hui la liberté de pensée et d’expression n’est pas l’intervention directe du ministère de l’Information ou de tout autre organisme officiel.

Si les éditeurs et les directeurs de journaux s’arrangent pour que certains sujets ne soient pas abordés, ce n’est pas par crainte des poursuites judiciaires, mais par crainte de l’opinion publique. La lâcheté intellectuelle est dans notre pays le pire ennemi qu’ait à affronter un écrivain ou un journaliste, et ce fait ne semble pas avoir reçu toute l’attention qu’il mérite.

Tout individu de bonne foi, ayant une expérience du journalisme, sera d’accord pour reconnaître qu’au cours de cette guerre la censure officielle ne s’est pas montrée particulièrement tatillonne. On ne nous a pas imposé le genre de « coordination » totalitaire à laquelle nous pouvions raisonnablement nous attendre. La presse a certains griefs légitimes, mais dans l’ensemble le gouvernement a fait preuve d’une tolérance étonnante envers les opinions minoritaires. Ce qu’il y a de plus inquiétant dans la censure des écrits en Angleterre, c’est qu’elle est pour une bonne part volontaire. Les idées impopulaires peuvent être étouffées et les faits gênants passés sous silence, sans qu’il soit besoin pour cela d’une interdiction officielle.

Quiconque a vécu quelque temps dans un pays étranger a pu constater comment certaines informations, qui normalement auraient dû faire les gros titres, étaient ignorées par la presse anglaise, non à la suite d’une intervention du gouvernement, mais parce qu’il y avait eu un accord tacite pour considérer qu’il « ne fallait pas » publier de tels faits. En ce qui concerne la presse quotidienne, cela n’a rien d’étonnant. La presse anglaise est très centralisée et appartient dans sa quasi-totalité à quelques hommes très fortunés qui ont toutes les raisons de se montrer malhonnêtes sur certains sujets importants. Mais le même genre de censure voilée est également à l’œuvre quand il s’agit de livres et de périodiques, ou encore de pièces de théâtre, de films ou d’émissions de radio. Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d’idées que les bien-pensants sont supposés partager et ne jamais remettre en question. Dire telle ou telle chose n’est pas strictement interdit, mais cela « ne se fait pas », exactement comme à l’époque victorienne cela « ne se faisait pas » de prononcer le mot pantalon en présence d’une dame. Quiconque défie l’orthodoxie en place se voit réduit au silence avec une surprenante efficacité. Une opinion qui va à l’encontre de la mode du moment aura le plus grand mal à se faire entendre, que ce soit dans la presse populaire ou dans les périodiques destinés aux intellectuels.

Ce qu’exige à l’heure actuelle l’orthodoxie en place, c’est une admiration sans réserve pour la Russie. Tout le monde le sait, et presque tout le monde s’y plie. Il est pratiquement impossible de faire imprimer aucune critique sérieuse du régime soviétique, ni aucune information que le gouvernement soviétique préférerait occulter. Et cette conspiration à l’échelle de tout le pays pour flatter l’allié russe se déroule dans le climat général de réelle tolérance intellectuelle. Car si nous n’avons pas le droit de critiquer le gouvernement soviétique, nous sommes du moins à peu près libres de critiquer le nôtre. Il n’y aura presque personne pour publier un texte contre Staline, mais on peut s’en prendre à Churchill en toute sécurité, du moins dans un livre ou un périodique. Et tout au long de ces cinq années de guerre, dont deux ou trois où nous avons combattu pour la survie de notre pays, d’innombrables livres, brochures et articles favorables à une paix de compromis ont été publiés sans que la censure officielle n’intervienne et sans même que cela suscite tellement d’hostilité.

Tant que le prestige de l’U.R.S.S. n’est pas en cause, le principe de la liberté d’expression reste à peu près respecté. Il y a d’autres sujets tabous — j’en mentionnerai certains plus loin —, mais l’attitude dominante envers l’U.R.S.S. est de loin le symptôme le plus inquiétant. Elle est en effet spontanée et étrangère à l’action d’un quelconque groupe de pression.

La servilité avec laquelle la plupart des intellectuels anglais ont gobé et répété la propagande russe depuis 1941 serait proprement ahurissante s’ils n’en avaient pas donné auparavant d’autres exemples, en diverses occasions. Sur tous les sujets épineux, les uns après les autres, la version des Russes a été acceptée sans examen pour être ensuite propagée avec un parfait mépris pour la vérité historique ou l’honnêteté intellectuelle.

Pour ne donner qu’un seul exemple, la B.B.C. a célébré le 25e anniversaire de l’Armée rouge sans même mentionner le nom de Trotski. Cela revenait à peu près à célébrer la bataille de Trafalgar sans parler de Nelson, mais aucun intellectuel anglais ne jugea bon de protester.

Au cours des luttes intestines qui se sont déroulées dans divers pays occupés, la presse anglaise a presque chaque fois pris fait et cause pour la faction soutenue par les Russes et calomnié la faction rivale, n’hésitant pas à occulter certains faits quand il le fallait. Cela fut particulièrement flagrant dans le cas du colonel Mihajlovic, le chef des tchetniks yougoslaves. Les Russes, dont le protégé en Yougoslavie était le maréchal Tito, accusèrent Mihajlovic de collaboration avec les Allemands. Cette accusation fut aussitôt reprise par la presse anglaise : on refusa aux partisans de Mihajlovic la possibilité d’y répondre, et les faits qui la démentaient furent tout simplement passés sous silence.
En juillet 1943, les Allemands offrirent une récompense de cent mille couronnes-or pour la capture de Tito, et la même somme pour celle de Mihajlovic. La presse anglaise fit ses gros titres avec la nouvelle que la tête de Tito était ainsi mise à prix, mais il n’y eut qu’un seul journal pour mentionner, très discrètement, que celle de Mihajlovic l’était également ; et les accusations de collaboration avec les Allemands continuèrent comme avant.

Lors de la guerre d’Espagne, il se produisit des épisodes très semblables : les journaux de gauche anglais n’hésitèrent pas à calomnier les organisations du camp républicain que les Russes étaient décidés à écraser, et refusèrent de publier toute mise au point, même dans leur courrier des lecteurs. Et aujourd’hui, non seulement les critiques de l’U.R.S.S. les plus fondées sont tenues pour blâmables, mais leur existence même est dans certains cas occultée. Il en a été ainsi, par exemple, d’une biographie de Staline que Trotski avait rédigée peu de temps avant sa mort. On peut supposer qu’il ne s’agissait pas là d’un ouvrage parfaitement objectif, mais du moins son succès en librairie était-il assuré.

Le livre, publié par un éditeur américain, était déjà imprimé — je crois que les exemplaires de presse avaient même été envoyés — quand l’U.R.S.S. entra dans la guerre. La sortie du livre fut aussitôt annulée. Et quoique l’existence d’un tel ouvrage et son retrait de la vente fussent à coup sûr des informations méritant qu’on leur consacrât quelques lignes, l’affaire n’eut pas droit à la moindre mention dans la presse anglaise.

Il importe de faire la distinction entre la censure que les intellectuels anglais s’imposent volontairement à eux-mêmes et celle qui leur est parfois imposée par des groupes de pression. On sait que certains sujets ne peuvent être abordés en raison des intérêts économiques en jeu — le cas le plus connu étant celui de l’évident racket pharmaceutique. Par ailleurs, l’Église catholique exerce dans la presse une influence considérable et parvient dans une certaine mesure à faire taire la critique. Un scandale auquel est mêlé un prêtre catholique n’est presque jamais livré à la publicité, mais si c’est un prêtre anglican qui est en cause (par exemple le recteur de Stiffkey) [Lord Frederick, recteur de Stiffkey, tua de manière inexplicable son frère d’un coup de pistolet dans la tête. Il fut déclaré aliéné mental], la nouvelle fait la une des journaux. Il est fort rare qu’on voie sur scène ou dans un film quoi que ce soit qui s’en prenne au catholicisme. N’importe quel acteur vous dira qu’une pièce ou un film qui attaque l’Église catholique ou la tourne en dérision se verra boycotté par la presse et sera très probablement un échec.

Mais ce genre de choses est sans gravité, ou du moins compréhensible. Toute organisation puissante veillera du mieux qu’elle peut à ses intérêts, et il n’y a rien à dire contre la propagande, tant qu’elle se donne pour telle. On ne saurait pas plus attendre du Daily Worker qu’il publie des informations nuisibles au prestige de l’U.R.S.S. qu’on ne saurait attendre du Catholic Herald qu’il s’en prenne au pape. Mais en tout cas aucun individu conscient ne peut se méprendre sur ce que sont le Daily Worker et le Catholic Herald.

Ce qui est beaucoup plus inquiétant c’est que, dès qu’il s’agit de l’U.R.S.S. et de sa politique, on ne saurait attendre des journalistes et des écrivains libéraux — qui ne sont pourtant l’objet d’aucune pression directe pour les amener à se taire — qu’ils expriment une critique intelligente. Ou même qu’ils fassent simplement preuve d’une honnêteté élémentaire. Staline est intouchable, et il est hors de question de discuter sérieusement certains aspects de sa politique. Cette règle a été presque universellement respectée depuis 1941, mais elle était entrée en vigueur dix ans auparavant, et avait été suivie beaucoup plus largement qu’on ne le croit parfois. Tout au long de ces années, il était difficile de se faire entendre quand on soumettait le régime soviétique à une critique de gauche. Il y avait bien une quantité considérable d’écrits hostiles à la Russie, mais presque tous, rédigés du point de vue conservateur, étaient manifestement malhonnêtes, périmés et inspirés par les motifs les plus sordides.
On trouvait en face une masse tout aussi considérable, et presque aussi malhonnête, de propagande pro-russe, et quiconque essayait d’aborder des questions cruciales de façon adulte se retrouvait victime d’un boycott de fait. Certes, vous pouviez toujours publier un livre anti-russe, mais c’était avec l’assurance de voir vos positions ignorées ou travesties par la quasi-totalité des magazines intellectuels. On vous avertissait, tant publiquement qu’en privé, que cela «
ne se faisait pas ». Ce que vous disiez était peut-être vrai, mais c’était « inopportun » et cela « faisait le jeu » de tel ou tel intérêt réactionnaire.

Pour défendre une telle attitude, on invoquait en général la situation internationale et le besoin urgent d’une alliance anglo-russe ; mais il était manifeste qu’il s’agissait là d’une justification pseudo-rationnelle. Pour les intellectuels anglais, ou pour nombre d’entre eux, l’U.R.S.S. était devenue l’objet d’une allégeance de type nationaliste, et la moindre mise en doute de la sagesse de Staline les atteignait au plus profond d’eux-mêmes comme un blasphème. Ce qui se passait en Russie était jugé selon d’autres critères que ce qui se passait ailleurs. Des gens qui s’étaient battus toute leur vie contre la peine de mort pouvaient applaudir la tuerie sans fin des purges de 1936-1938, et ceux qui se faisaient un devoir de parler de la famine en Inde s’en faisaient également un de ne pas parler de celle d’Ukraine. Tout cela existait déjà avant la guerre, et le climat intellectuel n’est certainement pas meilleur à l’heure actuelle.

Mais revenons-en maintenant au livre que j’ai écrit. La réaction qu’il provoquera chez la plupart des intellectuels anglais sera fort simple : « Il n’aurait pas dû être publié ». Les critiques littéraires rompus à l’art de dénigrer ne l’attaqueront évidemment pas d’un point de vue politique, mais littéraire : ils diront que c’est un livre ennuyeux, stupide, pour lequel il est malheureux d’avoir gâché du papier. Cela est bien possible, mais il ne s’agit manifestement pas là du fond de l’affaire. On ne dit pas d’un livre qu’il « n’aurait pas dû être publié » pour cette seule raison qu’il est mauvais. Après tout, des tonnes d’immondices paraissent chaque jour sans que personne ne s’en soucie.

Les intellectuels anglais, ou la plupart d’entre eux, seront hostiles à ce livre sous prétexte qu’il diffame leur Chef et nuit, selon eux, à la cause du progrès. Dans le cas contraire, ils ne trouveraient rien à y redire, même si ses défauts littéraires étaient dix fois plus flagrants qu’ils ne le sont. Comme le montre, par exemple, le succès qu’a eu le Left Book Club pendant quatre ou cinq années, ils sont tout à fait prêts à faire bon accueil à des livres à la fois grossièrement injurieux et littérairement bâclés, pourvu que ces livres leur disent ce qu’ils ont envie d’entendre.

Le problème que cela soulève est des plus simple : toute opinion, aussi impopulaire et même aussi insensée soit-elle, est-elle en droit de se faire entendre ? Si vous posez ainsi la question, il n’est guère d’intellectuel anglais qui ne se sente tenu de répondre : « Oui ». Mais si vous la posez de façon plus concrète et demandez : « Qu’en est-il d’une attaque contre Staline ? Est-elle également en droit de se faire entendre ? », la réponse sera le plus souvent: « Non ». Car dans ce cas l’orthodoxie en vigueur se trouve mise en cause, et le principe de la liberté d’expression n’a plus cours.

Évidemment, réclamer la liberté d’expression n’est pas réclamer une liberté absolue. Il faudra toujours, ou du moins il y aura toujours, tant qu’existeront des sociétés organisées, une certaine forme de censure. Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c’est « la liberté pour celui qui pense différemment ». Voltaire exprimait le même principe avec sa fameuse formule : « Je déteste ce que vous dites ; je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire. » Si la liberté de pensée, qui est sans aucun doute l’un des traits distinctifs de la civilisation occidentale, a la moindre signification, elle implique que chacun a le droit de dire et d’imprimer ce qu’il pense être la vérité, à la seule condition que cela ne nuise pas au reste de la communauté de quelque façon évidente. Aussi bien la démocratie capitaliste que les variantes occidentales du socialisme ont jusqu’à récemment considéré ce principe comme hors de discussion. Notre gouvernement, comme je l’ai déjà signalé, affecte encore dans une certaine mesure de le respecter. Les gens ordinaires — en partie, sans doute, parce qu’ils n’accordent pas assez d’importance aux idées pour se montrer intolérants à leur sujet — soutiennent encore plus ou moins que « chacun est libre d’avoir ses idées ». C’est seulement, ou du moins c’est principalement, dans l’intelligentsia littéraire et scientifique, c’est-à-dire parmi les gens mêmes qui devraient être les gardiens de la liberté, que l’on commence à mépriser ce principe, en théorie aussi bien qu’en pratique.

L’un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des libéraux. Au-delà et en dehors de l’affirmation marxiste bien connue selon laquelle la « liberté bourgeoise » est une illusion, il existe un penchant très répandu à prétendre que la démocratie ne peut être défendue que par des moyens totalitaires. Si on aime la démocratie, ainsi raisonne-t-on, on doit être prêt à écraser ses ennemis par n’importe quel moyen. Mais qui sont ses ennemis ? On s’aperçoit régulièrement que ce ne sont pas seulement ceux qui l’attaquent ouvertement et consciemment, mais aussi ceux qui la mettent « objectivement » en danger en diffusant des théories erronées.

En d’autres termes, la défense de la démocratie passe par la destruction de toute liberté de pensée. Cet argument a par exemple servi à justifier les purges russes. Aussi fanatique fût-il, aucun russophile ne croyait vraiment que toutes les victimes étaient réellement coupables de tout ce dont on les accusait ; mais en défendant des idées hérétiques, elles avaient « objectivement » nui au régime, et il était donc parfaitement légitime non seulement de les mettre à mort, mais aussi de les discréditer par des accusations mensongères. Le même argument a servi, pendant la guerre d’Espagne, à justifier les mensonges consciemment débités par la presse de gauche sur les trotskistes et d’autres groupes minoritaires du camp républicain. Et il a encore servi de prétexte à glapir contre l’habeas corpus quand Mosley fut relâché en 1943.

Ces gens ne comprennent pas que ceux qui prônent des méthodes totalitaires s’exposent à les voir un jour utilisées contre eux : si emprisonner des fascistes sans procès devient une pratique courante, il n’y a aucune raison pour que par la suite ce traitement leur reste réservé. Peu après que le Daily Worker eut été autorisé à reparaître, je faisais une conférence dans un collège d’ouvriers du sud de Londres. Le public était composé de gens appartenant à la classe ouvrière et à la classe moyenne la plus pauvre — des gens ayant une certaine formation intellectuelle, comme ceux que l’on pouvait rencontrer dans les réunions du Left Book Club. Ma conférence avait porté sur la liberté de la presse et, quand elle fut finie, à ma grande surprise, plusieurs auditeurs se levèrent pour me demander si je ne pensais pas que c’était une grave erreur d’avoir permis la reparution du Daily Worker. Quand je leur eus demandé en quoi, ils me répondirent que c’était un journal à la loyauté duquel on ne pouvait se fier, et qui ne devait donc pas être toléré en temps de guerre. Je me suis ainsi retrouvé en train de défendre le Daily Worker, journal qui s’est plus d’une fois employé à me calomnier.

Mais comment ces gens avaient-ils acquis cette tournure d’esprit totalitaire ? C’étaient très certainement les communistes eux-mêmes qui la leur avaient inculquée ! La tolérance et l’honnêteté sont profondément enracinées en Angleterre, mais elles ne sont pas pour autant indestructibles, et leur survie demande entre autres qu’on y consacre un effort conscient. En prêchant des doctrines totalitaires, on affaiblit l’instinct grâce auquel les peuples libres savent ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas.

Le cas de Mosley le montre bien. En 1940, il était parfaitement justifié d’interner Mosley, qu’il ait ou non commis un crime quelconque du point de vue strictement juridique. Nous luttions pour notre survie et nous ne pouvions nous permettre de laisser libre de ses mouvements un homme tout disposé à jouer les Quisling. En 1943, le garder sous les verrous sans procès était un déni de justice. L’aveuglement général à ce sujet fut un symptôme inquiétant, même s’il est vrai que l’agitation contre la libération de Mosley fut en partie factice et en partie l’expression, sous ce prétexte, de mécontentements d’une autre nature. Mais l’actuelle généralisation de modes de pensée fascistes ne doit-elle pas être attribuée dans une certaine mesure à« l’antifascisme » de ces dix dernières années et à l’absence de scrupules qui l’a caractérisé ? Il importe de bien comprendre que la présente russomanie n’est qu’un symptôme de l’affaiblissement général de la tradition libérale occidentale. Si le ministère de l’Information était intervenu pour interdire effectivement la parution de ce livre, la plupart des intellectuels anglais n’auraient rien vu là d’inquiétant. L’allégeance inconditionnelle envers l’U.R.S.S. étant l’orthodoxie en vigueur, dès lors que les intérêts supposés de l’U.R.S.S. sont en cause, ces intellectuels sont prêts à tolérer non seulement la censure mais la falsification délibérée de l’histoire.

En voici un exemple. À la mort de John Reed, l’auteur de Ten Days that Shook the World [Dix Jours qui Ebranlèrent le Monde] — témoignage de première main sur les tout débuts de la révolution russe — le copyright de son livre devint la propriété du parti communiste anglais, auquel, je suppose, il l’avait légué. Quelques années plus tard, après avoir détruit tous les exemplaires de la première édition sur lesquels ils avaient pu mettre la main, les communistes anglais publièrent une version falsifiée d’où avait disparu toute mention de Trotski, ainsi d’ailleurs que l’introduction rédigée par Lénine.

S’il avait encore existé en Angleterre des intellectuels radicaux, cette falsification aurait été exposée et dénoncée dans tous les magazines littéraires du pays. Les choses étant ce qu’elles sont, il n’y eut pas de protestations ou pratiquement pas. Aux yeux de nombreux intellectuels anglais, cette façon d’agir n’avait rien que de très normal. Et cette acceptation de la pure et simple malhonnêteté a une signification bien plus profonde que la vénération de la Russie qui se trouve être en ce moment à la mode. Il est fort possible que cette mode-là ne dure guère. D’après tout ce que je sais, il se peut que, lorsque ce livre sera publié, mon jugement sur le régime soviétique soit devenu l’opinion généralement admise. Mais à quoi cela servira-t-il ? Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.

Je connais par cœur les divers arguments contre la liberté de pensée et d’expression — ceux selon lesquels elle ne peut exister, et ceux selon lesquels elle ne doit pas exister. Je me contenterai de dire que je ne les trouve pas convaincants, et que c’est une conception tout opposée qui a inspiré notre civilisation pendant une période de quatre siècles. Depuis une bonne dizaine d’années, je suis convaincu que le régime instauré en Russie est une chose essentiellement funeste, et je revendique le droit de le dire alors même que nous sommes alliés à l’U.R.S.S. dans une guerre que je souhaite victorieuse. S’il me fallait me justifier à l’aide d’une citation, je choisirais ce vers de Milton : « By the known rules of ancient liberty » [Selon les règles admises de l’antique liberté] .

Le mot antique met en évidence le fait que la liberté de pensée est une tradition profondément enracinée, sans doute indissociable de ce qui fait la spécificité de la civilisation occidentale. Nombre de nos intellectuels sont en train de renier cette tradition. Ils ont adopté la théorie selon laquelle ce n’est pas d’après ses mérites propres mais en fonction de l’opportunité politique qu’un livre doit être publié ou non, loué ou blâmé. Et d’autres, qui en réalité ne partagent pas cette manière de voir, l’acceptent par simple lâcheté. C’est ainsi, par exemple, qu’on n’a guère entendu les pacifistes anglais, pourtant nombreux et bruyants, s’en prendre au culte actuellement voué au militarisme russe. Selon eux, toute violence est condamnable et, à chaque étape de la guerre, ils nous ont pressés de baisser les bras ou du moins de conclure une paix de compromis. Mais combien s’en est-il trouvé pour émettre l’idée que la guerre est tout aussi condamnable quand c’est l’Armée rouge qui la fait ? Apparemment les Russes sont en droit de se défendre, mais nous commettons un péché mortel quand nous en faisons autant.

Une telle contradiction ne peut s’expliquer que par la crainte de couper les ponts avec la grande masse de l’intelligentsia anglaise, dont le patriotisme a pour objet l’U.R.S.S. plutôt que l’Angleterre. Je sais que les intellectuels anglais ont toutes sortes de motifs à leur lâcheté et à leur malhonnêteté, et je n’ignore aucun des arguments à l’aide desquels ils se justifient. Mais qu’ils nous épargnent du moins leurs ineptes couplets sur la défense de la liberté contre le fascisme.

Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Les gens ordinaires partagent encore vaguement cette idée, et agissent en conséquence. Dans notre pays — il n’en va pas de même partout : ce n’était pas le cas dans la France républicaine, et ce n’est pas le cas aujourd’hui aux États-Unis —, ce sont les libéraux qui ont peur de la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre la pensée. C’est pour attirer l’attention sur ce fait que j’ai écrit cette préface.

George ORWELL
Préface à la première édition
de La Ferme des Animaux
censurée jusqu’en… 1995 !

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