Comment l’insurrection ouvrière
a réussi le 18 mars 1871
à installer le gouvernement de la Commune de Paris
par Michèle Lepeuve
■ Initiatives spontanées du « peuple travailleur » et rôle des militants ouvriers
Dans le Paris de 1870, il y a une masse de cinq cent mille à six cent mille ouvriers ou petits artisans, la moitié classés comme « indigents », c’est-à-dire rémunérés en dessous du « minimum vital » de l’époque. Ils vivent dans les taudis du centre et de l’est de la capitale, très souvent insalubres. La majorité est analphabète. Le siège de Paris par les Prussiens, à la suite de la défaite de l’armée du Second Empire, aggrave encore leur misère, la majorité est au chômage. La faim les amènera à se nourrir de rats et d’animaux domestiques voire de pain noir !
Dans les quartiers de l’Ouest, s’étalent au contraire le luxe et l’oisiveté des bourgeois et des aristocrates, considérablement enrichis par le développement du capitalisme et protégés par le régime autoritaire du Second Empire. Entre septembre 1870 et mars 1871, sept cent mille habitants de ces quartiers quitteront peu à peu la ville, effrayés par les poussées révolutionnaires successives qui mèneront à l’insurrection du 18 mars.
Au moment de la prise du pouvoir par la révolution ouvrière, le peuple travailleur représente les deux tiers de la population parisienne.
C’est l’initiative révolutionnaire de ces « damnés de la terre », hommes et femmes, qui est le moteur des événements.
Le 4 septembre 1870, à l’annonce de l’abdication de Louis Napoléon Bonaparte, c’est leur déferlement sur le Palais-Bourbon qui oblige le bourgeois républicain Gambetta à proclamer la République. En octobre 1870, en janvier, février, puis le 18 mars 1871, jour de l’insurrection, ce sont ces hommes et ces femmes qui sont les principaux acteurs. Ce seront eux qui proposeront les décrets et les mesures du gouvernement communard, qui dresseront plusieurs centaines de barricades dans tous les quartiers pour défendre la Commune et ses acquis.
Mais cette spontanéité imprévisible du peuple, qui est la marque de toutes les révolutions, a été nourrie par l’expérience des combats de classe précédents, transmise par les militants du mouvement ouvrier et démocratique de l’époque.
■ Le souvenir des bourgeois républicains « fusilleurs de la révolte ouvrière de juin 1848 » est gravé dans la tête des ouvriers et des militants parisiens de toutes tendances
Après le massacre par le gouvernement de la IIe République, diverses formes de « sociétés ouvrières », ancêtres des syndicats se sont créées. En relation avec ce mouvement, le « Manifeste communiste » de Marx et Engels appelle à l’organisation politique indépendante des travailleurs, à l’échelle nationale et internationale.
Cette orientation se concrétisera par la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT) dès 1864.
Sa devise, « L’émancipation des travailleurs, sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », rassemble des militants ouvriers de toutes tendances.
L’intervention de ces militants de l’AIT a amené les organismes de la Commune de Paris à affirmer, de plus en plus nettement, de septembre 1870 à mai 1871, leur indépendance à l’égard des « républicains bourgeois » du gouvernement dit de « défense nationale » et leur refus de se soumettre à l’Assemblée de Versailles, élue en février 1871.
Avant la Commune, malgré la répression sous Louis Napoléon Bonaparte, il y a une trentaine de sections de l’AIT dans les arrondissements de Paris, mille deux cent cinquante cotisants, mais plusieurs milliers de travailleurs qui « se réclament » de l’Internationale.
À l’occasion des élections de 1869, des candidats de l’AIT, parmi lesquels on retrouve plusieurs figures de la future Commune, Jules Vallès, Gustave Flourens, Eugène Varlin… présentent un programme qui dit : « Nous entrerons dans la lice, concurremment avec les républicains bourgeois de toutes nuances, afin de bien affirmer la scission du peuple avec la bourgeoisie. »
Et dans leur manifeste, sont contenues déjà plusieurs mesures que la Commune prendra plus tard : suppression de l’armée permanente, désignation d’élus parmi les travailleurs et révocabilité s’ils ne respectent pas leur mandat, droits syndicaux, suppression du budget des cultes, instruction laïque, gratuite et obligatoire…
En raison de leurs faibles résultats électoraux, en 1869 et même en février 1871, ils seront surpris par l’audace des masses et la vitesse de leur expérience politique qui amènera, six mois après la chute de l’Empire, à la révolution ouvrière de mars 1871.
Surpris, mais vite aux avant postes des initiatives révolutionnaires dès le 4 septembre 1870, très présents dans les organismes de la Commune, où ils occuperont des responsabilités importantes. Ils seront au premier rang des derniers combats de mai 1871.
Comme ses membres féminins, Nathalie Le Mel, Paule Mink, Victorine Brocher, Elizabeth Dmitrieff et d’autres, car l’AIT admettait les femmes en son sein !
■ On fait en général débuter les soixante-douze jours de la Commune de Paris le 18 mars 1871. Mais la mobilisation révolutionnaire a commencé dès le 4 septembre 1870 !
C’est la date de la reddition de Louis Napoléon Bonaparte et de sa capture par l’armée prussienne, au pouvoir depuis le coup d’État du 2 décembre 1851. Dès l’annonce de cette défaite du régime, la foule envahit le Palais-Bourbon aux cris de « Vive la République ». « Un flot de peuple me submerge et m’emporte dans sa course vers le Palais-Bourbon. Y a-t-il quelque célèbre en tête ? Pas un 1 », écrit Jules Vallès dans son roman L’Insurgé. Le républicain Gambetta – que, le 4 septembre 2020, Emmanuel Macron et l’histoire officielle présentent comme le fondateur de la IIIe République – dit qu’il faut « rester unis face aux Prussiens et ne pas faire de révolution ».
Mais il est obligé, sous la pression de la foule, de proclamer la République et la « déchéance de Louis Napoléon Bonaparte». Un gouvernement dit de « défense nationale » s’autoproclame,composé de députés « républicains » qui, en majorité, cautionneront, voire ordonner ont le massacre des communards sept mois plus tard. « Paris se livra sans réserves à cette “gauche” qu’il avait dû violer pour faire sa révolution », regrette Lissagaray, communard, premier et principal historien de la Commune. « Le bon peuple fait la courte échelle à tout ce monde de politiqueurs qui attendaient depuis décembre 1851 l’occasion de revenir au râtelier et de reprendre des appointements et du galon », écrit Jules Vallès.
• Mais, dès le 5 septembre, des hommes d’avant-garde, des « clairvoyants », selon certains, des « outrances », selon d’autres, et parmi eux des militants de l’AIT, constituent un « Comité de vigilance » « Le 5 septembre, voulant centraliser pour la défense et le maintien de la République les forces du parti d’action, ils avaient invité les réunions publiques à nommer dans chaque arrondissement un comité de vigilance chargé de contrôler les maires et de recueillir les réclamations. Chaque comité devait nommer quatre délégués ; l’ensemble des délégués serait un comité central des vingt arrondissements. Ce mode d’élection tumultuaire avait donné un comité composé d’ouvriers, d’employés, d’écrivains connus dans les mouvements révolutionnaires et les réunions de ces dernières années. Il s’était installé à la salle de la rue de la Corderie, prêtée par l’Internationale et la Fédération des chambres syndicales » (Lissagaray).
Dans les arrondissements, ces comités de vigilance, rassemblant des centaines, voire des milliers de travailleurs, seront des foyers de discussion et d’action révolutionnaires. Ils animeront l’immense « bouillonnement » qui sous-tendra les événements au cours de ces sept mois. Louise Michel animera celui de Montmartre.
• Le 31 octobre, une foule envahit l’Hôtel de Ville, à l’annonce de la capitulation de l’armée du général Bazaine à Metz et aux rumeurs d’armistice.
Un des initiateurs du comité de vigilance. Gustave Flourens, monte sur une table et propose la déchéance du gouvernement de défense nationale, la convocation immédiate des élections. Flourens sera plus tard condamné à mort pour cet acte de rébellion. Les députés, « républicains » manœuvrent et promettent des élections. Ils ne tiendront pas leurs promesses. Mais la foule est démobilisée. Le siège de Paris continue. affamant la population.
• Le 6 janvier 1871 : à l’initiative du Comité de vigilance, notamment de Charles Delescluze, militant jacobin, lie à l’AIT, une « Affiche rouge » est apposée sur les murs de la capitale qui se conclut ainsi : « La politique, la stratégie, l’administration du 4 septembre constituées de l’Empire, sont jugées. Place au peuple ! Place à la Commune ! » Et le 21 janvier, une manifestation de plusieurs milliers réclame la Commune, mais est durement réprimée : 30 morts, 83 arrestations, dont Charles Delescluze, ex-député. Un accord avec les Prussiens est signé par le gouvernement de défense nationale, cédant à la Prusse l’Alsace et la Lorraine, imposant cinq milliards d’indemnités. Mais les deux cent mille soldats de la Garde nationale, en majorité ouvriers et petits artisans, ne déposent pas leurs armes. « Il aurait fallu saccager Paris pour les leur reprendre », écrit Lissagaray.
■ Le gouvernement national et son assemblée réactionnaire contre les classes populaires
• Le 8 février 1871 : le gouvernement national organise des élections législatives, qui donnent une majorité de 430 monarchistes et bonapartistes, essentiellement élus par les électeurs ruraux, contre 300 républicains élus par les villes ; mais, à Paris 36 républicains sur 43. Parmi les candidats présentés en commun par le Comité de la Corderie, l’AIT et les sociétés ouvrières, seuls cinq seront élus. Par contre, les dieux tiers d’entre eux seront élus au Conseil de la Commune un mois après. La plupart des députés « républicains » « se coucheront devant la réaction monarchiste, ne feront rien pour installer véritablement la République, qui ne sera constitutionnellement la forme du gouvernement de la France » qu’en 1873 cinq ans après l’écrasement de la Commune ! La plupart de ces élus approuveront, voire dirigeront, comme Adolphe Thiers, désigné chef de l’exécutif, et les trois « Jules » Favre, Simon et Ferry, le massacre du peuple insurgé.
Suppression de la solde journalière de trente sous des gardes nationaux, sauf « certificat d’indigence », rétablissement du régime « normal du mont-de-piété », au détriment des démunis, dont les objets déposés étaient protégés par un moratoire, fin du moratoire sur les effets de commerce et des dettes commerciales, ce qui entraine environ cent cinquante mille faillites, menace de transfert de la capitale de la France à Versailles et nomination imposée par Thiers d’un général à sa dévotion à la tête de la Garde nationale. Ces mesures ont radicalisé la majorité du peuple parisien, ouvriers, petits commerçants et artisans, contre le gouvernement d’Adolphe Thiers, connu pour son action servile au compte de tous les régimes réactionnaires depuis 1830 et défenseur du massacre de 1848.
• Le 15 février : nouvelle révolte pour obtenir le retrait de ces mesures dramatiques pour la population, ce qui amène les 2 000 délégués des 200 000 gardes nationaux, réunis en assemblée générale, à refuser la capitulation, à défiler jusqu’à la Bastille et y hisser le drapeau rouge.
• Le 3 mars : après le défilé des Prussiens dans Paris, à la suite de l’armistice, les gardes nationaux constituent une « Fédération républicaine de la Garde nationale » – d’où leur nom de « fédérés »- et élisent un comité central qui proclame que la République est le seul « gouvernement de droit ». Les membres du Comité central de la Garde nationale ne sont pas directement reliés à l’AIT ni au Comité de vigilance de la Corderie ni même aux fédérations syndicales. Beaucoup, parmi les militants de ces organisations ouvrières, émettent même des réserves à son égard, à l’exception de Varlin et de quelques autres, qui seront élus au Comité central.
• Le 15 mars : Thiers, Chef de l’exécutif, décide de reprendre aux gardes nationaux les mille deux cents canons, de Montmartre, car, dit-il, « le gouvernement veut en finir arec un comité insurrectionnel dont les membres ne correspondent qu’aux doctrines communistes » Thiers comprend, peut-être mieux que les représentants du peuple, que la rébellion est en cours contre la société des propriétaires, du sabre et dit goupillon », remarque Lissagaray.
■ Mais le 18 mars au petit matin…
• Le 18 mars au petit matin, ce sont les femmes, premières levées, qui donnent l’alarme et montent les premières à Montmartre pour empêcher les soldats de s’emparer des canons. Et elles y parviennent !. Car les soldats de l’armée de Thiers refusent de tirer. Les gardes nationaux accourent. Une partie des soldats fraternise avec eux. « A 11 heures, le peuple a vaincu l’agression sur tous les points (…) les bataillons fédérés sont debout, les faubourgs se dépavent », écrit Lissagaray. L’Hôtel de Ville est cerné. Thiers s’enfuit ainsi que ses ministres. Ils se réfugient à Versailles. Les membres du Comité central de la Garde nationale qui non pas « organisé » l’insurrection viennent peu a peu siéger et s’installer à l’Hôtel de Ville. « Aucun d’eux n’avait rêvé ce pouvoir qui tombait si lourdement sur leurs épaules. Beaucoup répétaient sans cesse nous n’avons pas mandat de gouvernement », écrit Lissagaray.
Mais, poussés par la mobilisation, finalement, ils le prennent ce pouvoir ! Ils envoient immédiatement des délégués – parmi eux Varlin, Duval, militants de l’AIT – prendre en main les ministères abandonnés par ceux qui sont maintenant les « versaillais ». Ils annoncent l’organisation, dès le dimanche suivant, 26 mars, des élections pour mettre en place le « Conseil de la Commune » auquel ils veulent déléguer leur pouvoir. Mais ils proclament : « Nous conservons au nom du peuple, l’Hôtel de Ville » Ils resteront armés ces centaines de milliers de gardes nationaux « obscurs et sans nom », sans lesquels les décrets républicains, sociaux, voire socialistes, du Conseil de la Commune seraient restés des vœux pieux.
Après l’effondrement du régime bonapartiste, celui des bourgeois « républicains » est en déroute, assommé par l’échec de son coup de force. La révolution a atteint son point culminant Mais, euphorique après sa victoire, ce nouveau pouvoir du peuple « ne vit pas » qu’il y aurait « une lutte à mort entre Paris et Versailles » écrit Lissagaray. Toutefois, le gouvernement ouvrier de la Commune réalisera au cours des soixante-douze jours de répit qui lui seront accordés une œuvre admirable au compte du peuple travailleur, sur laquelle nous reviendrons.
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