Exégèse rationaliste et exégèse canonique


L’Association internationale de la Libre Pensée débat de la constitution d’un Cercle international d’exégèse rationaliste. Cette question pourrait apparaître comme anecdotique dans l’activité de la Libre Pensée, mais elle a son importance. Rappelons que nombre de prêtres ont rejoint naguère la Libre Pensée, du fait de leurs études poussées des textes dit « saints ».

Les exemples les plus illustres furent Alfred Loisy et l’abbé Joseph Turmel, mais il y eut aussi des exégètes rationalistes comme Ernest Renan, Prosper Alfaric et Guy Fau. Le trouble causé est encore grand dans l’Église face aux analyses critiques du protestant Adolph von Harnack1 ou modernistes d’un Loisy.

L’Église est toujours méfiante à propos de l’exégèse. On peut ainsi lire dans Communio de septembre-octobre 2019, sous la plume de Dominique Poirel2 : « A partir du XIIIe siècle, la naissance des universités a pour triple effet une professionnalisation du métier de théologien, une standardisation des pratiques intellectuelles et une spécialisation croissante à l’intérieur des disciplines. Avec le temps, il devient de plus en plus envisageable, puis courant, de faire de l’exégèse biblique et de la spéculation théologique des exercices indépendants, jusqu’à quel point l’incontestable progrès de part et d’autre s’est-il payé d’un affaiblissement du lien vital entre la connaissance des écritures, l’intelligence du mystère et la quête du progrès intérieur ? C’est à d’autres qu’à nous d’en juger. »

A trop vouloir disséquer le cadavre, on finit par le démanteler. A trop vouloir expliquer, on embrouille. A trop vouloir chercher, on trouve l’inanité des textes.

Examinons l’exégèse canonique (catholique)

Son cadre principiel est fixé par l’encyclique Dei Verbum « Cependant, puisque la Sainte-Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit que celui qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi ».

En clair, il faut prendre la partie pour le tout et la fin devient le début. Pour l’Église l’étude des textes « saints » ne peut être faite à partir des textes eux-mêmes, mais de leur finalité : Jésus-Christ. C’est l’aporie de l’exégèse. Le concept (le Christ) précède la preuve (les textes).

Ainsi, un des Pères de l’exégèse canonique au Moyen-Âge, Hugues de Saint-Victor3 disait : « Toute l’Écriture divine constitue un livre unique et ce livre unique, c’est le Christ, il parle du Christ et trouve dans le Christ son accomplissement. »

La Commission Biblique Pontificale écrit en 1993 : « Bien qu’elles se différencient de la méthode historico-critique par une plus grande attention à l’unité des textes étudiés, les méthodes littéraires que nous venons de présenter demeurent insuffisantes pour l’interprétation de la Bible, car elles considèrent chaque écrit isolément. Or, la Bible ne se présente pas comme un assemblage de textes dépourvus de relations entre eux, mais comme un ensemble de témoignage d’une même grande Tradition. Pour correspondre pleinement à l’objet de son étude, l’exégèse biblique doit tenir compte de ce fait. ». Il faut passer de la norma normanta (norme normée) à la norma normans (norme normante).

Pour l’Église catholique, la religion juive n’est qu’une préfiguration mal faite de la religion chrétienne. Une sorte de brouillon rédigé à la va-vite. Le judaïsme s’il veut s’accomplir doit se réaliser dans le christianisme. La Nouvelle Alliance se substitue à l’Ancienne. L’Église n’a jamais abandonné sa volonté d’en finir avec le judaïsme. Hier, c’était avec les pogromes, les ghettos et l’Étoile jaune (qui a fourni les outils pour la persécution et le génocide des juifs ensuite). Aujourd’hui, c’est en indiquant que l’Ancien-Testament ne peut avoir de sens que par rapport au Nouveau. C’est toujours la même haine inquisitoriale.

Olivier Artus4 affirme : « C’est également un processus d’exégèse intra-biblique qui peut rendre compte de la formation des écrits du Nouveau-Testament qui entretiennent avec les traditions d’Israël une relation d’accomplissement. » Et aussi… « L’approche canonique prend en considération la relation qui unit les deux Testaments et la manière dont les traditions néotestamentaires proposent une herméneutique christologique et eschatologiques des « Écritures » d’Israël. »

C’est ainsi que l’exégèse catholique va travailler avec un certain recul « scientifique et historique » sur les textes de l’Ancien-Testament, qu’elle peut même déclarer « construits », donc soumis à l’interpolation, mais bien entendu, cette approche un peu « critique » n’est plus valable pour ceux du Nouveau-Testament, où selon une formule empruntée à Georges Brassens : « Tout est bon chez lui, il n’y a rien à jeter». Il n’y a plus aucun recul.

Ainsi dans la revue catholique internationale Communio, consacrée à l’exégèse canonique, on lit que la Bible hébraïque est construite à partir de légendes, d’inventions, de constructions chargées de reprendre les légendes grecques et mésopotamiennes, mais rien de tout cela dans la Bible chrétienne. Est expliqué ainsi la théorie de Gerhard von Rad5 : « Le présupposé épistémologique – non exprimé – de cette théorie compositionnelle consiste à considérer les traditions orales les plus anciennes comme déterminantes pour la constitution et la structuration des traditions écrites ultérieures, en particulier les documents yahviste et élohiste. » En clair, on en a entendu parler et ensuite on a mis sur le papier des inventions.

La Raison est toujours l’ennemi de la foi

Ce ne sont pas les libres penseurs qui le disent, mais bien la Commission Biblique Pontificale : « Aucune méthode scientifique pour l’étude de la Bible n’est en mesure de correspondre à toute la richesse des textes bibliques. »

Communio cite Ignace de la Poterie6: « On a pu dire non sans raison que Spinoza a été l’initiateur de la critique biblique, l’un des fondateurs de l’exégèse moderne. L’idée maîtresse du spinozisme, en effet, c’est la notion d’immanence : tout problème doit être résolu par les seules ressources de la raison. Les sciences bibliques deviennent dès lors des sciences exclusivement philologiques et historiques. L’exégèse des textes ne peut avoir d’autres règles : elle doit s’interdire toute autre dimension, ignorer toute ouverture sur la transcendance, exclure l’ingérence de la foi. »

On comprend bien que ce n’est pas du tout du goût de l’Église, mais par contre, cela convient aux libres penseurs. Spinoza a ouvert la voie, nous allons la suivre.

Christian Eyschen

Notes :

1 II est considéré comme le théologien protestant et l’historien de l’Église le plus considérable de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle.
2 Archiviste paléographe, directeur de recherche au CNRS.
3 Philosophe, un théologien et auteur mystique du Moyen-Âge « Exégète français, spécialiste du Pentateuque.
4 Exégète français, spécialiste du Pentateuque
5 Pasteur luthérien et un universitaire allemand, célèbre spécialiste de l’Ancien-Testament.
6 Prêtre jésuite belge qui fut un théologien et bibliste de renom.