1914-1918 L’Eglise catholique a choisi la barbarie


par David GOZLAN

La France soldat du Christ

André Lorulot, dans le livre qu’il consacre au sujet (L’Église et la guerre, dernière édition 1961), met l’accent sur la complicité du Vatican et de l’empire austro-hongrois, notamment dans l’intervention en Serbie. Si Benoît XV – succédant assez rapidement à Pie X – ne différa guère de la politique de son prédécesseur, il fut cependant contraint à plus de prudence tactique, la guerre étant déclenchée. David Gozlan approfondit dans cet article l’étude de cette problématique, sur un sujet peu abordé par les historiens.

Au début du XXème siècle, le mouvement d’évangélisation se poursuit en Asie et en Afrique. Il accompagne la fin de la colonisation, ancrant la religion chrétienne « pour civiliser l’autre », le sauvage, le damné de par sa couleur. C’est la ligne de conduite ouverte par le Pape Léon XII, le 20 novembre 1890 dans l’encyclique Catholicae Ecclesiae : « Il est douloureux et horrible de constater, comme Nous l’avons appris de rapporteurs véridiques, que quatre cent mille Africains, sans distinction d’âge ni de sexe, sont arrachés violemment chaque année de leurs villages, puis les mains enchaînées et sous les coups de fouet de leurs conducteurs, sont traînés, avec une longue route à faire, jusqu’aux marchés où ils sont exposés et vendus comme des troupeaux à l’encan. » Des larmes contre la traite des Noirs à l’offre de service « civilisatrice ››, il n’y a qu’un pas : « Outre le souci de protéger la liberté, un autre souci plus grave touche de plus près à Notre ministère apostolique, qui Nous ordonne de veiller à ce que la doctrine évangélique soit propagée dans les régions de l’Afrique, ou elle illuminera des clartés de la vérité divine, pour qu’ils deviennent avec Nous participants du royaume de Dieu, les habitants de ces terres assis dans les ténèbres, entourés qu’ils sont d ‘épaisses superstitions. »

Vingt-quatre ans plus tard, les Africains et les Asiatiques, au nom de la civilisation se retrouveront dans les sordides tranchées, défendant les nations européennes. L’Église allait poursuivre son œuvre… jusqu’à la mort. En France, la guerre débute dans un contexte où l’État et les Églises sont séparés. La guerre, continuation de la politique par d’autres moyens, peut-elle permettre à l’Église la plus puissante du moment de reprendre la main, de renverser la situation française ?

De la fumée blanche sortit la guerre : Les cardinaux patriotes bellicistes

Le début de la guerre est aussi marqué par la mort de Pie X, le 20 août 1914. Dès lors les différents belligérants européens et délégations diplomatiques tentent d’imposer leur candidat. Le contexte pèse sur le choix du Pape. Au conclave, même les relations entre les cardinaux des puissances belligérantes s’avèrent tendues. Au cardinal Von Hartmann qui lui dit : « J’espère que nous ne parlerons pas de la guerre », le cardinal Mercier réplique : « Et j‘espère que nous ne parlerons pas de la paix. » Voilà qui est dit et reflète le christiano-patriotisme ; ainsi à l’annonce de l’élection de Benoît XV, L’Écho de Paris prétend : « c’est un succès pour la France ».

Pour le comprendre, il faut saisir la propagande dont fait preuve chaque Église nationale, allemande comme française. Ainsi, après qu’une bombe allemande fut tombée sur Notre-Dame de Paris, le cardinal Amette de Paris condamna ces « violences barbares et criminelles ». Le Bulletin de l’institut catholique de Paris relate : « Depuis le commencement de la guerre, le vénéré cardinal archevêque prodigue ses visites et ses consolations aux blessés des ambulances parisiennes. Le 6 novembre, une grandiose cérémonie eut lieu à Notre-Dame, à la mémoire des soldats tombés au champ d’honneur. Après la messe de Requiem, à laquelle étaient représentés le président de la République, les ministres de la Guerre, de la Marine et des Affaires Étrangères, le gouverneur militaire de Paris, les ambassadeurs d’Angleterre, de Russie et le ministre de Belgique, Son Éminence commenta éloquemment la parole de St Paul: “Ne pleurez pas comme ceux qui n’ont pas d’espérance ». Après avoir fait appel à l’espérance surnaturelle pour les âmes des soldats morts au service de la France, et demandé à l‘assistance ses pieux suffrages, le prélat évoqua l’espérance patriotique qui est dans tous les cœurs : « Que nos prières hâtent leur délivrance, en attendant qu ‘un jour, sous ces mêmes voûtes, qui retentissent des accents lugubres de la mort, leurs voix mystérieuses viennent s’unir aux nôtres pour chanter le Te Deum de la victoire et de la paix. »

Qu’elle est belle la guerre vue de loin ! Qu’elle est belle la loi de 1905 en temps de guerre !

Le 6 janvier 1915, le même cardinal écrira une lettre aux aumôniers, prêtres, séminaristes leur enjoignant de poursuivre le combat : « L’épreuve se prolonge et elle menace de durer encore : que votre courage, soutenu parla grâce, demeure ferme jusqu’au bout. Continuez de donner à vos frères d’armes l’exemple d’une constance que rien n’ébranle ni ne lasse. La cause que vous servez est juste et sainte : c’est celle du droit et de la civilisation chrétienne ; pour la faire triompher; aucune souffrance, aucun sacrifice n’est de trop. »

La bataille de Sarrebourg ( 18/20 août 1914) : lors du bombardement, un obus frôla le calvaire et « miracle » le Christ, privé de sa croix,resta “suspendu en |’air ». Les familles allemandes vinrent en pèlerinage implorer la victoire des Armées et le salut des soldats.

Le bellicisme vertèbre les discours cléricaux, entre discours de guerre sainte, discours de guerre de religions, parfois guerre de croisade. Le Père jésuite Peter Lippert, un jésuite allemand, justifie la guerre : « le sens de la nation vient de Dieu, elle doit donc être défendue contre ce qui menace son existence. Le service de la patrie devient donc le service de Dieu. » Même son de cloche chez le futur archevêque de Cantorbéry : « la nation, est comme l’Église, une création divine (…). Ce monde est un monde de nations par décret divin, et c’est ce monde qui doit devenir le royaume de Dieu. » Chacun pourra remarquer qu’en l’état, le « royaume de Dieu ›› est transformé en un immense champ de bataille où les ouailles s’étripent, s’écharpent, tombent sous la mitraille. En attendant, finies les revendications sociales, fini l’anticléricalisme, c’est dans le chaos que l’Église retrouve son rôle social, le pompier pyromane par excellence. L’Église catholique de France trouve en la guerre une « divine surprise ›› pour tenter d’inverser le cours de l’Histoire.

Revenir dans le giron de la République

Xavier Boniface dans son récent ouvrage sur l’Histoire religieuse de la grande guerre explique : « Les Églises des principaux pays belligérants se placent dans la perspective théologique et morale d’une guerre juste (…) Des catholiques comme le Père Yves de la Brière, un jésuite, chroniqueur aux Études, rappellent les conditions de « la licéité morale du recours aux armes », en s’appuyant sur les principes élaborés par saint Thomas d ‘Aquin. »1 La cause doit être juste et ordonnée par une autorité suprême. Se replacer sous la tutelle de la République française, y faire allégeance un temps, c’est en pénétrer à nouveau les arcanes.

Le 9 juillet 1918, le maréchal Foch consacrait l’armée française au « Cœur sacré de Jésus ». Dans l’église de Bombon, Seine et Marne (où se situait son état-major), on peut lire l’épitaphe suivante : « Hommage de reconnaissance au célèbre maréchal Foch qui, pendant les cinq mois et demi qu’il est resté à Bombon, a fortement édifié les habitants de cette paroisse autant par la vivacité de sa foi que par la simplicité de sa piété. Aussi, le Dieu des armées a-t-il récompensé miraculeusement le génie de l’illustre généralissime. »

Si en France, comme en Allemagne, les autorités religieuses multiplient les iconographies triomphantes et guerrières, étranges mélanges de croisades, de guerres de défense, c’est souvent avec l’aide des généraux massacreurs.

La bataille de la Marne (5-9 septembre 1914) est « présentée en France comme un « miracle », selon une expression de Barrès du 22 décembre suivant, certains allant attribuer cette victoire à la Vierge, dont la nativité est fêtée le 8 septembre »2, début du recul des Allemands.

Une complicité qui permet de tenir les troupes, de moraliser la guerre, de la rendre juste pour qu’elle paraisse moins affreuse. Qui peut y croire ? « La religion est l’opium des peuples » n’a jamais mieux trouvé sa justification et sa force qu’en temps de guerre. Et pour l’Église catholique de France, c’est l’opportunité de revenir aux affaires, de chercher à balayer la loi de 1905.

L’Église de Rome n’est pas à une guerre près, elle sait que la paix viendra, il lui faut donc un héros, la mort de Pie X contribuera à créer le mythe du pape de la Paix, Benoît XV.

Benoît XV, apôtre de la guerre

Le centenaire de la première guerre mondiale ouvre la possibilité pour les noirs corbeaux de réécrire l’histoire et pourquoi pas d’apparaître comme de blanches colombes. Certains arguments sont appuyés par des historiens qui n’hésitent pas à évoquer la lettre du 16 octobre 1918 de Benoît XV : « Déjà l’incendie de la guerre avait éclaté dans l‘Europe quand Nous avons été élevé au suprême Pontificat, et comme il ne Nous était pas loisible de le circonscrire ni de l’éteindre, Nous nous sommes efforcé de réaliser la seule chose qu’il restait à faire : adoucir, autant qu’il était en Notre pouvoir, les maux inséparables d’un si grand fléau. » Le Pape a des « fils dans les deux camps » ou considère que « mêler l’autorité pontificale aux disputes des belligérants ne serait ni convenable, ni utile. » La presse française n’a de cesse de fustiger son refus de prendre parti.

Si nous considérons la guerre comme un incendie, justice devrait être rendue au pape dès lors que nous ne pourrions le considérer comme l’un des pyromanes de ce brasier destructeur. En effet, il n’était pas en charge au début du conflit et c’est une attitude de relative bienveillance pour la paix qui est attribuée à ce nouveau pontife. Pourtant, le Vatican use du brouillard de guerre, sa diplomatie est très active.

En effet, dès son élection, les affaires reprennent vite. Si les guerres balkaniques sont les prémices de 14-18, la question nationale dans les Balkans a toujours souffert de la diplomatie des Papes et de leurs émissaires. Benoît XV, le grand pape de la paix, maintient la mise en place du concordat avec la Serbie, accord de 1913-1914 suspendu par le début de la guerre mais qui est ratifié en mars 1915. C’est la division de la Serbie sur des bases religieuses, la soumission au Vatican. ll y est écrit dans l’article 3 : « L’archevêque de Belgrade et l’évêque d’Uskub, à la juridiction ecclésiastique respective desquels appartiennent tous les catholiques du Royaume de Serbie, dépendront, pour les affaires ecclésiastiques, directement et exclusivement du Saint-Siège. »

Et dans l’article 10 : « L’instruction religieuse de la jeunesse catholique est soumise, dans toutes les écoles, à l’archevêque et à l’évêque, dans leurs diocèses respectifs. Dans les écoles de l’État, elle sera donnée par des maîtres de catéchisme qui seront nommés, après commun accord, par l’évêque et par le ministre de L’Instruction publique et des Cultes. Les évêques peuvent interdire l‘enseignement religieux même dans les écoles de l‘État, aux maîtres de catéchisme qui se montreraient impropres à la mission qui leur serait confiée, en en donnant communication au ministère de l’Instruction publique et des Cultes pour procéder à une autre nomination. Le gouvernement royal rémunérera les maîtres de catéchisme dans les écoles de l’État. »

Le coup est porté à la fois contre le peuple serbe mais aussi contre la domination austro-hongroise pro-catholique, pour laquelle le pape éprouve certes beaucoup de sympathie, mais dont le sort est désormais incertain. Mieux vaut garder la main sans intermédiaire. En matière de neutralité, le Vatican sait y faire. Nous sommes loin de toute impartialité.

Ce concordat est le schéma de pensée géopolitique de Benoît XV : multiplier les implantations de l’Église pour qu’elle retrouve sa pleine puissance, soumettre le temporel au spirituel. Le concordat, c’est l’arme de destruction massive des nations, des républiques, des peuples.

Avec la lettre encyclique « AD BEATISSIMI APOSTOLORUM PRINCIPIS », Benoît XV entend faire entendre la voix de la hiérarchie catholique soulignant, tout de même, que l’important n’est pas la guerre : « Mais ce n’est pas seulement la guerre actuelle avec ses horreurs, qui est la cause du malheur des peuples, et qui provoque Nos anxiétés et Nos alarmes. Il y a un autre mal, inhérent aux entrailles mêmes de la société humaine, un mal funeste, qui épouvante toutes les personnes sensées, car, en outre des ravages qu’il a déjà produits et qu’il produira encore dans les différents États, on peut le considérer à bon droit comme la véritable cause de la terrible guerre présente. En effet, depuis que les préceptes et les règles de la sagesse chrétienne, condition indispensable de la stabilité et de la tranquillité publiques, ont cessé de présider au gouvernement des États, ceux-ci ont commencé, par une conséquence nécessaire, à chanceler sur leurs bases, et il s’en est suivi dans les idées et dans les mœurs une telle perturbation, que la société humaine court à sa ruine, si Dieu ne se hâte de lui venir en aide. »

Nous sommes le 1er novembre 1914. Voilà l’infâme séparation des Églises et de l’État démasquée. Le mouvement impulsé au Congrès de la Libre Pensée à Rome en 1904, et même avant, abouti en France en 1905, a laissé l’Église là où elle devrait être : sur le côté de la route de l’histoire. Dans cette lettre, Benoît XV réitérera la condamnation du « modernisme », poursuivant sa volonté de renforcer l’Index mais aussi développant la nécessité de reconquête des États laïques et sécularisés.

L’Église de Rome à l’épreuve de la guerre

Les couloirs du Vatican grouillaient d’ambassadeurs, de faiseurs, d’espions. L’Église de Rome est pendant la guerre un équilibriste qui a su lâcher du lest aux Églises nationales tout en donnant l’impression de parler d’une seule voix. Pourtant lorsqu’en 1917, Benoît XV propose aux belligérants d’entamer des pourparlers de paix, les Églises nationales poursuivent leurs discours guerriers, ainsi le cardinal Amette déclare qu’il faut que l’État-major français aille jusqu’à la victoire. Comme l’écrit l’historien catholique Philippe Levillain : « Pour la première fois depuis 18 75, il [Le Pape] était confronté à l’exercice d’un rôle d’autorité morale corrélative de sa mission spirituelle sans disposer d’un territoire. », comprenons que c’est aussi l’une des contradictions du Vatican. Il veut revenir aux affaires temporelles mais dépend géographiquement de l’État italien qui ne souhaite pas entrer en guerre, notamment pour marquer son différend territorial avec l’empire austro-hongrois. Ce dernier constitue pourtant le « favori ›› du Pape, comme rempart aux orthodoxes et à l’empire ottoman. A regarder une carte, on peut dire que le Vatican a perdu de sa superbe, le Saint-Empire est loin.

Pour en revenir aux colonies

L’alliance du sabre et du goupillon se poursuit dans « l’œuvre émancipatrice ››, dont s’est investie l’Église, même dans l’horreur de la guerre. Ainsi les troupes dites coloniales sont aussi encadrées par les aumôniers et prêtres du front. « Début février 19l8, Clemenceau demande à Mgr Lemaître d’étudier ce qui pourrait améliorer le moral et les conditions de vie des soldats noirs, en métropole et outre-mer. Après avoir visité les camps d ‘hivernage des troupes coloniales en France, le vicaire apostolique du Soudan propose de créer un corps d’interprètes recrutés parmi les pères blancs, les seuls, selon lui, à bien maîtriser les langues locales. » Apprendre à mourir sous la croix, qu’elle est belle la charité chrétienne ! Mgr Morel (Pondichéry) ne disait-il pas « Dieu, la patrie, la Société des Missions étrangères attendent que chacun fasse son devoir [. . .]. S’il faut être soldat, soyez soldat : le missionnaire est le soldat de Dieu toujours et partout. » ?

Les colonisateurs, dont l’Église catholique, ont largement abusé de l’Afrique et des peuples africains. Aujourd’hui, l’opacité de la mémoire oublie que Benoît XV a accompagné la guerre de bout en bout, que des balles françaises ont tué des soldats français, que les colonisateurs ont arraché les peuples africains et asiatiques à leur terre pour les sacrifier aux « guerres européennes ››, au nom de la « civilisation ››. C’est le même refrain morbide qui fait bondir lorsque l’on entend aujourd’hui le discours du jésuite Nicolas Sarkozy à Dakar : « La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique. Elle n’est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n’est pas responsable des génocides. Elle n ‘est pas responsable des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme. Elle n’est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n’est pas responsable des gaspillages et de la pollution. » Le « malheur africain ›› devient un lieu commun du langage politicien, comme en 1914 la « guerre nécessaire ››.

A bas la guerre, à bas toutes les guerres !

David Gozlan
Idée libre n°306 2014 p. 27-29

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1. X. Boniface, Histoire religieuse de la Grande Guerre Ed. Fayard mai 2014.

2. Idem, op.cit.