SUTOR, NE SUPRA CREPIDAM ! (1)


A propos du livre de l’astrophysicien Carlo Rovelli : Helgoland2

En termes familiers : « Tenez-vous en à vos compétences ! » Il s’agit là d’un judicieux conseil que d’aucuns feraient bien de méditer… C’est ce que j’ai pensé quand j’ai découvert, page 143, que Monsieur Rovelli s’égarait dans des considérations politiques étranges et bien éloignées des préoccupations scientifiques dont traite son ouvrage sur « Le sens de la mécanique quantique« . Puis au fil de ma lecture, mon point de vue s’est modifié. Je ne pense plus qu’il s’agit d’une méconnaissance de faits historiques mais d’une volonté politique délibérée de déconsidérer Lénine et de dénoncer le matérialisme dialectique qui fut l’arme conceptuelle mise au point par Marx, Engels, Lénine et le parti bolchevique et qui permit la victoire de la révolution prolétarienne en Russie en octobre 1917. Un autre titre conviendrait mieux : La mécanique quantique contre le matérialisme dialectique. Voyons cela d’un peu plus près.

En cause, ici, les réflexions d’un scientifique de renom, astrophysicien qui fait la une de bien des journaux depuis quelque temps. Carlo Rovelli vient de publier un ouvrage3 de vulgarisation consacré à la physique quantique. Il n’est pas question, bien entendu, de discuter le bien-fondé de son approche de ce domaine particulier de la physique. Il y faudrait des compétences que tout le monde ne possède pas. Mais il se trouve que cet auteur se laisse aller dans la troisième partie de son livre à une digression4 politique assez discutable comme nous allons le voir.

À la page 143, le sous chapitre 1 du chapitre V dans la troisième partie porte ce titre : Aleksander Bogdanov et Vladimir Lénine. C’est celui qui nous intéresse ici. Voici pourquoi. Tout commence, en fait, par une information gratuite concernant Lénine.

Notre auteur s’attaque à son livre : « Matérialisme et empiriocriticisme » publié en 1909 qui a, paraît-il comme « cible » un autre militant bolchevik en qui il « commence à voir un rival » dont il « craint l’influence idéologique ». Ainsi Lénine se trouve d’emblée ravalé au rang d’un jaloux qui redoute d’être actéonisé par un « jusqu’alors ami et allié ». Le lecteur se voit donc invité à sourire des prétentions philosophiques d’un tel personnage mu par une jalousie d’autant plus comique qu’elle est plus virulente. Ce n’est pas une analyse politique ou philosophique, c’est du vaudeville !

De plus, il est faux de prétendre que Bogdanov soit « la cible » de Lénine. En réalité, Lénine combat les positions d’un groupe de militants qui, outre Bogdanov, comprend bien d’autres militants, Bazarov, Iouchkévitch, Valentinov, Tchernov et bien d’autres encore…

Plaisante entrée en matière s’il en fut !

Et notre astrophysicien de développer son argumentation sur le même mode. Rovelli ignore sans doute que la marche à la révolution n’a rien d’un long fleuve tranquille et qu’il s’agit au contraire d’une lutte permanente entre des classes sociales âprement antagonistes, lutte émaillée de violences multiples et d’affrontements de toutes sortes. On y rencontre les polémiques, les diatribes, les arrestations, la prison, l’exil, les condamnations, voire la mort ! Et le combat se mène également au sein, et jusqu’au sommet, des organisations qui ne peuvent s’abstraire de la situation sociale. Elles sont traversées par la lutte des classes, qu’on le veuille ou non. Or la classe dominante dispose d’impressionnants moyens de pression et n’hésite pas à faire flêche de tout bois. Elle use de rumeurs diverses et variées, de calomnies de toutes sortes, de provocations, de tentatives de corruption, elle insinue, elle louvoie puis elle frappe quand le moment est propice. Et cela est toujours vrai5… Si elle peut convaincre, parla persuasion, la corruption ou la force, quelques dirigeants de distiller un poison au sein de l’organisation de l’adversaire, elle ne s’en prive pas. A l’instar de la vie de Marx et d’Engels6, l’existence de Lénine est, de ce point de vue, un long combat pour maintenir son organisation en ordre de marche sur une orientation correcte qui puisse conduire à la victoire. Pour ne prendre que quelques exemples relevant de ce domaine, il est facile de constater qu’il a consacré des heures de travail acharné à caractériser les déviations, les erreurs, les dérives, les divergences ou pire, les dissidences volontaires d’un certain nombre de militants parfois parfaitement sincères mais que la violence de la lutte des classes a conduits à rompre avec leur propre passé. Il n’est que de voir ce qu’il advint de Martov qui était son ami, de Plekhanov que Lénine révérait, de Kautsky ou justement de… Bognanov et de ses amis du groupe de la Construction de dieu7. Contre ces derniers qui s’inspiraient des thèses de Mach et d’Avénarius, dont l’aboutissement naturel ne peut être que la légitimation de la religion, Lénine fit le nécessaire afin de rappeler ce qu’était le véritable matérialisme dialectique, celui de Marx et d’Engels sur lequel ils avaient fondé le parti mondial de la révolution : la première Internationale. On est bien loin, en réalité, des sous-entendus boulevardiers de Carlo Rovelli qui reprend les termes de l’auteur anonyme de l’article de Wikipédia. Il s’agissait, en fait, d’un problème crucial entre tous, la résurgence des tendances idéalistes au sein de la direction menaçait l’existence même du parti ouvrier comme parti de la révolution. Il ne s’agissait en aucune manière d’une divergence mineure, d’une mesquine rivalité fondée sur une question de préséance dans le parti ainsi que le laissent entendre Rovelli et son inspirateur dans Wikipédia. Les développements qui suivent font d’ailleurs litière de cette insinuation malveillante mais le mal est fait et l’image de Lénine s’en trouve d’emblée ternie aux yeux des lecteurs du livre de l’astrophysicien. Le Basile du Barbier de Séville expliquait fort bien le fonctionnement du procédé : « La calomnie ! Monsieur, vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d ‘en être accablés… ».

Après cette brillante entrée en matière, Rovelli développe sa pensée et l’on comprend assez vite de quoi il retourne.

Le vrai problème pour C. Rovelli, c’est le « matérialisme« . Il s’agit d’une conception susceptible de plusieurs interprétations et celle de Lénine ne convient guère à notre astrophysicien qui préfère de loin celle développée par Bogdanov et que condamne Lénine lequel se réfère à Marx et Engels. Elle s’oppose à l’idéalisme incarné historiquement par un certain nombre de philosophes dont l’évêque anglican irlandais Berkeley au 18ème siècle. Pour ce dernier, la « matière » est une abstraction que l’homme ne peut pas connaître, à ses yeux, « être c’est être perçu ou percevoir ». Cette conception du monde n’est pas pure spéculation philosophique, elle n’est pas gratuite, loin de là. Berkeley ne s’en cache d’ailleurs pas : « Toutes les constructions impies de l’athéisme et de l’irréligion s’érigent sur la doctrine de la matière ou de la substance matérielle… » C’est là que gît le loup, Berkeley vise les athée! C’est au compte de la religion qu’il mène son combat contre le matérialisme. Les capitalistes américains dont on connaît les liens avec les religions chrétiennes ne seront d’ailleurs pas des ingrats, qui donneront son nom à une ville et à l’une de leurs plus prestigieuses universités, en Californie.

Or, cette théorie philosophique pour laquelle « il ne peut y avoir de substance ou de substrat non pensant de ces idées8 » a séduit des scientifiques de la fin du 19ème siècle dont Avénarius et E. Mach pour qui « le monde qui nous intéresse est constitué de sensations »9 Afin d’être bien clair, Rovelli ajoute : « Toute hypothèse sur ce qui se cacherait « derrière » les sensations est suspecte de « métaphysique ». » Quelle différence avec les thèses de l’évêque Berkeley ?

Alors que son collègue (et ami ?) Lee Smolin va chercher chez Kant de quoi alimenter ses propres recherches, Rovelli ne s’arrête pas en si bon chemin et, faisant l’impasse sur l’évêque Berkeley auquel pourtant il doit tant, il cherche et trouve son Graal chez un philosophe bouddhiste indien des deuxième et troisième siècles de notre ère : Nagarjuna. Pour lui, si les phénomènes sont bien réels, ils sont comme un « voile ténu” derrière lequel il n’y a rien. C’est la vacuité, le vide que prêche Buddha10. Rovelli toutefois aurait pu faire l’économie d’une lecture du philosophe indien, s’il avait lu le livre de Lénine qu’il critique férocement, il aurait constaté que le vieux Berkeley utilisait les mêmes termes afin de condamner le matérialisme : la matière est une « nonentity » elle est « néant »11. Mais faire référence à Nagarjuna plutôt qu’à Berkeley présente un double avantage, d’abord cela permet à notre physicien philosophe agnostique de prendre de la distance par rapport à l’évêque trop marqué religieusement parlant, et ensuite cela lui donne l’aura d’une grande culture ce qui est loin d’être négligeable.

Devons-nous penser que ces gens œuvrent au même but que Berkeley ? En ce qui concerne Bogdanov et ses amis, la réponse se trouve dans l’appellation de leur groupe : La construction de Dieu ! Ces penseurs, développant les thèses de Mach en arrivent très vite à expliquer que la révolution de 1905 est le résultat de la mobilisation de masses animées d’une intense ferveur religieuse. Ils en concluent que pour parvenir à la révolution victorieuse, il faut cultiver et développer ce sentiment religieux quitte à présenter le Christ lui-même comme le premier communiste, image qui lui survit encore aujourd’hui dans certains cercles catholico-gauchistes !

Mais pourquoi cette digression ? Quel est donc l’intérêt d’un développement aussi critique à propos de l’œuvre philosophique de Lénine dans un ouvrage de vulgarisation scientifique dont le sous-titre: « Le sens de la mécanique quantique » semble bien éloigné des controverses qui ont affecté le parti bolchevick il y a maintenant plus d’un siècle ?

Le personnage de Lénine serait-il à ce point sulfureux qu’il faille essayer de le discréditer ainsi ? C’est que Lénine, comme Robespierre, incarne une certaine idée de la révolution et que cette révolution est à l’ordre du jour. Les peuples en cherchent les voies et la menace se fait à chaque instant plus tangible, plus prégnante. Comme il fallait tuer l’Indien dans le cœur des enfants autochtones au Canada, il faut détruire le modèle de matérialiste authentique que représente Lénine, de peur d’une rencontre qui s’avérerait explosive entre le révolutionnaire intègre et les masses laborieuses en lutte pour leur émancipation.

Page 150, on trouve cette affirmation étonnante :

« Lénine était sans doute un politicien extraordinaire. Sa connaissance de la littérature philosophique et scientifique est également impressionnante ; si nous élisions aujourd’hui des politiciens aussi cultivés, ils seraient peut-être plus efficaces. »

Quel hommage !

Encore que l’on puisse demander à M. Rovelli en quoi nos politiciens pourraient être « plus efficaces »12. Ignorance ou cynisme, M. Rovelli semble ne pas avoir compris que nous vivons dans une société de classes où l’une, très minoritaire, exploite l’autre, très majoritaire. Comme « nos politiciens » sont, pour la plupart au service de la classe dominante, leur demander d’être plus efficaces revient à exiger d’eux qu’ils écrasent un peu plus les exploités… Nous avons là un premier élément qui indique l’orientation de la pensée politique de notre grand astrophysicien.

Mais passons et revenons à l’expression de sa « profonde révérence » à l’égard de Lénine.

S’il l’encense, en fait, c’est pour mieux l’enfoncer dans la phrase suivante : « Mais comme philosophe, Lénine ne vaut pas grand-chose. » Le moins qu’on puisse dire c’est que le jugement est abrupt et sans appel. Rovelli éreinte Lénine en quelques mots. D’où tient-il pareille information ? On est en droit de douter, en effet que ce soit un verdict personnel après lecture attentive des œuvres philosophiques de Lénine et en particulier de la brochure Matérialisme et empiriocriticisme dont il fait une critique caricaturale. Heureusement Wikipédia est là pour pallier les insuffisances de chacun en matière de culture philosophique13

Mais il en est du matérialisme comme de la laïcité.

Matérialisme newlook fortement mâtiné d’idéalisme, en d’autres termes négation du matérialisme tout comme la laïcité « Ouverte » « plurielle », « positive » ou « intelligente », est la négation de la laïcité.

À quoi sert la reconnaissance du génie politique de Lénine ?

Revenons un instant en arrière. Si Lénine est un grand homme politique qui considère Bogdanov comme un rival, c’est que ce rival est lui aussi un

Lénine lors de son exil à Longjumeau

Lénine lors de son exil à Longjumeau

« politicien extraordinaire ». Lénine ne saurait craindre un médiocre. Et voilà ce monsieur Bogdanov revêtu des habits sacerdotaux, adoubé et nanti de lettres de noblesse en bonne et due forme. Alors que l’Histoire l’avait écarté et avait fait justice de ses prétentions, le voilà réhabilité par les soins d’un « scientifique sinon extraordinaire » du moins de grand renom. Placé sur un piédestal à côté de son rival, il devient, de facto, une victime du totalitarisme imposé par ce dernier et, auréolé de ce statut, il peut jouer le rôle qu’on lui promet dans l’affrontement des classes sociales actuelles. A l’heure où les églises se vident, où les prêtres se raréfient, où la religion a perdu beaucoup de sa superbe, où l’institution Église se révèle un incubateur de pédophiles, il est grand temps d’allumer des contre-feux, faute de bûchers. Il est grand temps de s’attaquer au matérialisme fauteur de tous les maux et de susciter une mouture nouvelle, un ersatz qui puisse lui disputer un peu la place. Comme le beaujolais nouveau, sans alcool, le matérialisme newlook peut se consommer sans modération. Et pendant que les sectateurs des Rovelli, Smolin et autre Onfray porteront aux nues cette pseudo philosophie, la classe dominante pourra continuer à exploiter en paix les producteurs des richesses en ce bas monde.

Démonstration bien ficelée ! Mais voilà, ainsi que le notait Marx, complétant Hegel, il y a plus d’un siècle, l’Histoire se répète « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »14 Si le faux matérialisme des Mach, Avénarius, Bogdanov et des membres du groupe « la Construction de dieu » pouvait prétendre jouer un rôle au sein du mouvement ouvrier, c’en est bien fini, et les Rovelli, en dépit de leur image de scientifiques de haut niveau qui tentent de le ressusciter ne parviennent à offrir à leurs lecteurs que cette caricature que ne renierait pas un certain Onfray !

Afin de démolir Lénine, Rovelli ne lésine pas sur les moyens, ainsi il n’hésite pas, en s’abritant derrière Bogdanov, à affirmer que les thèses de Mach et d’Avénarius sont plus proches du matérialisme dialectique de Marx et d’Engels que celles de Lénine, alors qu’elles en sont la négation : « II n’y a dans la nature ni cause ni effet. » affirme, par exemple, Mach qui précise : « …toutes les formes de la loi de causalité proviennent des tendances subjectives auxquelles la nature ne doit pas nécessairement se conformer. » Et ce genre d’affirmation relèverait d’une « consonance entre les idées de Mach et celles d’Engels et de Marx » !!! C’est, quand même, pousser le bouchon un peu loin ! En matière de polémique, opposer, contre toute vraisemblance, un adversaire à ceux dont il se réclame est une pratique courante dans certains milieux ; « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose »15. C’est ce que pratique ici Rovelli, qui lui tient lieu de démonstration. Et ce monsieur ne s’arrête pas en si bon chemin. Après avoir opposé Lénine à Marx il n’hésite pas à affirmer, toujours en se dissimulant derrière le large dos de Bogdanov, que « le dogmatisme de Lénine figera la Russie révolutionnaire en un bloc de glace16 qui n’évoluera plus, étouffera les acquis de la Révolution et se sclérosera. » « Là encore des paroles prophétiques » commente Rovelli. En d’autres termes, pour Bogvelli ou Rodanov, Lénine porte la responsabilité de l’émergence de la bureaucratie stalinienne, négation de la révolution dont la victoire fut le résultat à la fois de la construction d’un parti organisé sur le mode du centralisme démocratique et de l’application rigoureuse d’une méthode d’analyse fondée sur le matérialisme dialectique que Rovelli qualifie de « dogmatisme ».

Tous les moyens lui sont bons pour parvenir à ses fins. Comme si |’isolement de la Russie en butte aux agressions militaires des puissances capitalistes coalisées, l’arriération des forces productives dans un pays sortant à peine du moyen-âge et d’une guerre éprouvante, l’exclusion de la Russie du marché mondial dominé par le capitalisme, les difficultés de toutes sortes, n’étaient pour rien dans la « sclérose » de la Russie révolutionnaire, et plus exactement la dégénérescence de l’État ouvrier. Seul, le prétendu dogmatisme de Lénine serait en cause ! Et c’est un scientifique qui explique cela ! Un scientifique qui, à l’instar de Mach, a la prétention de « fonder la connaissance sur les seules observations » ! On croit rêver !

Si les raisonnements scientifiques de Rovelli sont de cet acabit, ce que je ne veux pas penser, je me permettrai de douter quelque peu de l’avenir de sa théorie de « la gravitation quantique à boucle » et de sa thèse fondée sur l’idée que “tous les états quantiques dépendent de l’observateur17 ce qui relève de l’idéalisme berkeleyen le plus pur… Nous ne sommes pas loin du principe anthropique fort qui prend son sens comme une affirmation d’ordre religieux, bien que des physiciens comme Hawking qui y souscrivent, se soient prétendus athées ou, à tout le moins, agnostiques.

Rovelli qui vénère Heisenberg au point de donner à son ouvrage le titre « Helgoland » en hommage au grand physicien qui s’était réfugié dans cette île lointaine pour pouvoir réfléchir loin du bruit et de la fureur du monde, Rovelli ne semble pas connaître, cependant, la position de son mentor quant à la dialectique et au matérialisme. La voici :

« Je suis pleinement convaincu de la dialectique. Elle s’impose aujourd’hui inévitablement à partir de notre connaissance de la nature »

Concernant la dialectique de la matière que décrit donc la mécanique quantique, c’est-à-dire le terme de matérialisme dialectique il précise : « Je suis d’accord avec ce matérialisme. Mais croyez-vous que le matérialisme dialectique de tous ses représentants officiels comme non-officiels le comprennent vraiment ainsi ? »

Comme nous pouvons le voir, Heisenberg en 1958, à l’instar du chimiste R. Havemann auquel il s’adresse, a tiré le bilan du stalinisme de deux manières. D’une part, contrairement à Rovelli qui impute à Lénine la « sclérose » de l’État ouvrier, il se considère en accord avec le matérialisme dialectique cher à Lénine et à ses prédécesseurs Marx et Engels. Et d’autre part il condamne avec un certain fatalisme18 les déviations staliniennes qui ont « sclérosé » le véritable matérialisme dialectique.

Ratzinger lui aussi dénonçait le matérialisme de Marx et Lénine : « Sa véritable erreur [de Marx] est le matérialisme : en effet, l’homme n’est pas seulement le produit de conditions économiques, et il n’est pas possible de le guérir uniquement de l‘extérieur, en créant des conditions économiques favorables. »

Et Rovelli s’inscrit pleinement dans cette lignée, mais le pontife, lui, s’il condamnait le matérialisme, n’opposait pas Lénine à Marx et Engels, bien au contraire.

La raison en est que les positions de Lénine et du parti bolchévique ont conduit à la victoire de la révolution d’octobre 1917. Ratzinger précise bien que Marx « a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement » et qu’il a « avec le parti communiste, né du manifeste communiste de 1848, aussi lancé concrètement [la révolution] ».

Le problème pour l’Église et le Capital c’est que cela « a fasciné et fascine encore toujours de nouveau » En d’autres termes qu’une « explosion »19 est à l’ordre du jour et, mieux même, que le prolétariat dispose « des instruments pour le changement radical ». Rovelli en tire une leçon différente de celle du pontife romain qui proposait une sorte d’aggiornamento comme l’Église en a connu bien d’autres au cours de sa longue histoire. Rovelli, lui, piètre stratège, entend exorciser le démon Lénine. D’où la nécessité de tuer dans l’œuf, autant que faire se peut, toute tentative de résurgence du matérialisme dialectique, en démontrant que la mécanique quantique le rendrait caduc, ce qui conduit naturellement à dénigrer, discréditer, déconsidérer Lénine.

Le collègue et ami de Rovelli, Lee SmoIin20 se réfère, quant à lui, à l’agnosticisme Kantien. Mais il ne va pas plus loin. Rovelli n’a pas de ces hésitations et réticences. Via Mach et Avénarius, il remonte sans sourciller, et sans le dire, jusqu’aux thèses de l’évêque Berkeley21 et comme cela est un peu gênant, il va chercher sa justification philosophique chez le bouddhiste Nagarjuna.

Georges Douspis
La Raison n°670 – avril 2022 – p. 24-27

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Notes :

1 « Savetier, pas plus haut que la sandale ! » Pline l’Ancien – Histoire naturelle – XXXV.85.
2 Carlo Rovelli : Helgoland – Flammarion – Octobre 2021.
3 Carlo Rovelli – Helgoland – Flammarion, 2021, pour la traduction française. ISBN 1 978-2-0815-2207-7.
4 «j’ai digressé. » écrit-il lui-même. Page 159.
5 En matière de calomnie, citons la rumeur récente contre A. Corbière accusé de posséder une montre Patek de 23 000 € afin de le décrédibiliser et derrière lui Mélenchon, bien sûr, eux qui se présentent comme les défenseurs des travailleurs. (La montre en question, cadeau de son père, vaut en réalité 250€ soit 100 fois moins !!!!) Voir Libération du 26 décembre 21.
6 Par exemple, Marx combattit Proudhon et Bakounine et bien d’autres penseurs et militants quant à Engels, qui ne connaît son Anti Durhing ?
7 Le groupe de la « Construction de dieu » visait à la création d’une « religion socialiste » diamétralement opposée au matérialisme marxiste. Et c’est cette grave dérive que Lénine a combattue de toutes ses forces. Cela n’a pas grand- chose à voir avec une prétendue rivalité de prétendants à la direction du parti.
8 “Idées” c’est-à-dire : « combinaisons de sensations
9 Rovelli – Helgoland – page 147.
10 Rovelli n’est pas le seul scientifique à suivre la voie de Buddha. Mathieu Ricard en est un autre exemple remarquable…
11 G. Berkeley – Treatise concerning the Principles of Human Knowledge. Vol 1 of Works – Fraser
12 Peut-on penser qu’il serait de l’intérêt des classes laborieuses, largement majoritaires, que des Macron, Draghi, Berlusconi. Valls ou autres Hollande et Salvini soient « plus efficaces ›› ? Poser la question c’est y répondre…
13 Les termes employés par Rovelli se révèlent être les mêmes que ceux de l’article de Wikipédia sur Bogdanov : « son rival» « Il craint son influence ›› !
14 K. Marx – Le 18 brumaire de L. Bonaparte.
15 Francis Bacon.
16 De qui est l’expression ? Serait-ce une resucée de la constatation tragique de Saint Just : « la révolution est glacée » ?
17 Carlo Rovelli – Interprétation relationnelle de la mécanique quantique – 1994 18 Fatalisme, car en 1958, le stalinisme est encore triomphant en Europe…
19 Le terme est de Bergoglio qui ajoute très lucide : « Nous sommes loin de ce qu’on appelle la « fin de l’histoire » ».
20 Lee Smolin – La révolution inachevée d’Einstein. Dunod 2019.
21 Comment se fait-il qu’un critique du livre de Lénine ne mentionne pas une seule fois le nom de Berkeley alors que Lénine le cite plus de 150 fois ?