Un « tournant stratégique » du Vatican sur le suicide assisté ?


Source : Belgicatho 08/02/2022

L’Académie pontificale pour la vie s’est montrée récemment favorable à ce que l’Église italienne ne s’oppose plus à la législation sur le suicide assisté. Un tournant dans la stratégie adoptée par Rome sur les questions de bioéthique : l’Église espère ainsi continuer à pouvoir faire entendre sa voix, quitte à participer à des « lois imparfaites ».

Tout a commencé par un article publié, le 15 janvier, dans La Civiltà Cattolica. La revue jésuite dirigée par Antonio Spadaro, un proche du pape, publie ce jour-là un article intitulé « La discussion parlementaire sur le suicide assisté ». Le propos, signé par le père Carlo Casalone, est simple mais pour le moins surprenant : alors que l’Italie s’apprête à légiférer sur la fin de vie, l’Église catholique aurait intérêt à y soutenir le suicide assisté plutôt que l’euthanasie. En contradiction avec la doctrine de l’Église.

Il faut dire que l’Italie fait face à un cas bien particulier : depuis une décision de la Cour constitutionnelle en 2019 dépénalisant l’aide au suicide sous certaines conditions, les parlementaires italiens sont contraints de légiférer sur la question. Deux voies s’ouvrent à eux. Première option, autoriser, sous conditions, une personne à aider un proche en fin de vie à mettre fin à ses jours. Seconde possibilité : supprimer, par référendum, dans le droit pénal italien, l’interdiction du« meurtre de la personne consentante », et ouvrir ainsi très largement la voie à l’euthanasie. Deux choix que l’Église catholique a toujours réprouvés.

Le Vatican est-il donc en train de changer de stratégie ?

À toute première vue, tout laissait donc à penser que ce texte du père Casalone s’inscrivait avant tout dans un contexte italien. Jusqu’à ce que soit publiée dans Le Monde, le 31 janvier, une tribune de la moraliste française Marie-Jo Thiel, soulignant qu’il fallait y voir le signe d’un changement plus large de positionnement de l’Église.

Et en effet, tout indique aujourd’hui qu’il ne concerne pas que l’Italie. D’abord, tous les textes de La Civiltà Cattolica sont, comme le rappelle régulièrement son directeur, approuvés au Vatican par la Secrétairerie d’État. Ensuite, parce que son auteur, le jésuite Carlo Casalone, est l’un des collaborateurs de l’Académie pontificale pour la vie, instance en charge, auprès du pape, de la réflexion sur les délicats sujets de la bioéthique. Et que le texte de Marie-Jo Thiel a été publié dans Le Monde avec son approbation.

Le Vatican est-il donc en train de changer de stratégie ? « Nous sommes dans un contexte précis, avec un choix à opérer entre deux options, dont aucune – suicide assisté ou euthanasie – ne représente la position catholique », répond Mgr Renzo Pegoraro, médecin et chancelier (« numéro deux ») de l’Académie pontificale pour la vie.

« Quoi qu’il en soit, il y aura une loi, poursuit-il. Et parmi ces deux possibilités, c’est le suicide assisté qui restreint le plus les dérives car il serait accompagné de quatre conditions strictes : la personne demandant de l’aide doit être consciente et pouvoir l’exprimer librement, être atteinte d’une maladie irréversible, ressentir des souffrances insupportables et dépendre d’un traitement de maintien en vie comme un respirateur. » En somme, l’Église fait le choix du moindre mal ? « Plutôt du bien le meilleur. Il s’agit de voir quelle loi peut limiter le mal », corrige Mgr Pegoraro. Qui admet : « C’est un terrain difficile, délicat. »

Droit et morale

Le raisonnement va donc bien au-delà de l’Italie. « Toute la question est de savoir comment l’Église peut participer à la discussion dans une société pluraliste, poursuit-il. Soit on entre dans le débat pour essayer de promouvoir la meilleure loi possible, soit on reste en dehors de toute discussion en se limitant à l’affirmation de principes. Mais dans ce cas, on prend le risque de laisser passer une loi plus grave encore. » Un véritable changement de stratégie au niveau de l’Église universelle.

Le dilemme est donc celui de savoir s’il vaut mieux collaborer à la construction d’une « loi imparfaite », comme le souligne ce médecin et prêtre, ou encourir le risque d’employer des arguments désormais inaudibles par des sociétés trop libérales. « Évidemment, l’idéal serait que suicide assisté et euthanasie soient interdits. Mais je crois qu’il faut aujourd’hui consentir à discuter de lois dont on sait bien qu’elles différeront de la morale de l’Église », poursuit-il.

Pourtant – et c’est là que le changement de stratégie décidé par Rome s’annonce délicat –, il ne s’agit pas pour l’Église de faire évoluer, sur le fond, son jugement moral sur la bioéthique. Elle opère au fond la distinction classique entre droit et morale. « L’Église condamne toujours le suicide assisté, comme elle le fait avec l’euthanasie, martèle Mgr Pegoraro. Et le devoir de chacun est d’encourager, dans le même temps, la prévention, sur le plan social et culturel, du suicide, en agissant sur tout ce qui peut menacer la solidarité, la fraternité, et aboutir à la solitude. »

Tournant stratégique

Ce tournant stratégique, qui acte en quelque sorte le fait que l’Église catholique n’est plus en capacité, dans certains pays, de s’imposer par un rapport de force ou de se faire entendre par ses arguments classiques, est validé au plus haut niveau par le pape François. Depuis le début de son pontificat, le successeur de Benoît XVI ne cesse en effet de rappeler que l’enseignement moral de l’Église ne doit pas primer sur l’annonce de l’Évangile.

« L’annonce de l’amour salvifique de Dieu est première par rapport à l’obligation morale et religieuse. Aujourd’hui, il semble parfois que prévaut l’ordre inverse », soulignait-il ainsi dès 2013 (1). Et aujourd’hui, le changement promu par l’Académie pontificale pour la vie semble donc tirer les enseignements de ce principe.

« On nous a cornérisés »

Quelles conséquences ce changement de méthode aura-t-il ? Difficile, pour l’heure, de répondre à la question. En visite à Rome fin septembre, le président de la Conférence des évêques de France, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, avait en tout cas, lors d’une soirée organisée par l’ambassade de France près le Saint-Siège et KTO, fait état de difficultés dans ce domaine.

« Depuis des années, notre parole publique s’est laissé enfermer dans une parole morale. Et nous sommes chargés de dire à la société ce qui n’est pas bien », avait déploré l’archevêque de Reims. Avant de poursuivre : « On attend notre parole moralisatrice. À chaque fois qu’il y a une loi de bioéthique, on va nous demander notre avis. On nous écoute très gentiment (…). Et tout le monde sait très bien ce que nous allons dire – nous les premiers –, et on sait très bien qu’il n’en sera pas fait grand usage. On nous a cornérisés. »

« C’est une question tactique », résume, en France, un moraliste catholique, qui admet que « les affirmations frontales de l’Église ne marchent plus ». Il poursuit : « Comment peut-on contribuer au bien commun tout en contribuant à des lois immorales ? Si l’on fait cela, il faut continuer à trembler, comme on le fait à chaque fois que l’on parle de bioéthique. Sinon, cela sera pris pour une capitulation en rase campagne. »

Ce que dit le « Catéchisme de l’Église catholique »

L’Église défend le droit fondamental à la vie et à son inviolabilité. Dès lors, « quels qu’en soient les motifs et les moyens », l’euthanasie est « moralement irrecevable » pour les catholiques.

Donner la mort afin de supprimer la douleur « constitue un meurtre gravement contraire à la dignité de la personne humaine et au respect de Dieu », peut-on lire dans le Catéchisme de l’Église catholique.

De Loup Besmond de Senneville sur le site du journal La Croix :

Suicide assisté, le tournant stratégique du Vatican sur la bioéthique

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(1) L’Église que j’espère, Entretien avec le père Spadaro, S.J., Flammarion, 2013, 235 p., 15 €.

 

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