Angela Davis : « Femmes, race et classe »


Angela Davis est née en Alabama, aux États-unis, en 1944. Elle étudie la philosophie et devient activiste pour les droits des Noirs. Membre du PC américain, elle s’organise avec les Black Panthers.

En 1970, elle est l’une des militantes les plus surveillées par le FBI, qui ne laissa jamais aucun répit aux activistes noirs. Accusée par le FBI d’avoir organisé une prise d’otage, elle est arrêtée et emprisonnée. Une énorme campagne internationale obtint sa libération après dix-huit mois de prison. Elle a dirigé le département d’études féministes de l’université de Californie et écrit de nombreux ouvrages.

Elle milite toujours et a donné une interview, dernièrement, à Radio Canada, sur la mobilisation de la jeunesse américaine après l’assassinat de George Floyd et la nécessaire solidarité internationale : « Le racisme n’est pas seulement ancré dans les attitudes. Le racisme est structurel, il est systémique. Il est institutionnel. Et les meurtres par la police de George Floyd, Breonna Taylor, Richard Brooks et le meurtre par des milices racistes d’Amaud Arbery, ont été le réveil, je crois, quant au racisme structurel.»

En 1980, elle publie son ouvrage essentiel, Femmes, race et classe, où elle reprend, à travers l’étude des luttes d’émancipation des femmes et des Noirs, l’exigence de lier ces combats en un seul combat contre l’impérialisme. N. B.

ÉCLAIRAGES

Avant la guerre de Sécession
Dans les années qui précédèrent la guerre de Sécession (1861-1865), des liens très étroits ont uni le combat contre l’esclavage et le combat pour les droits des femmes.
Les sœurs Grimké, oratrices passionnées pour l’abolitionnisme, ont immédiatement relié ce combat avec le combat pour le vote des femmes. Dans leur Appel aux femmes des États qu’on dit libres, elles se proclament « esclaves blanches du Nord » car, « comme nos frères enchaînés dans le Sud, nous devons serrer les lèvres en silence et dans le désespoir. » (voir Cahier du Cermtri, n° 172, 2019Émancipation des femmes et révolution – Revendications démocratiques et luttes sociales. Chapitre 3).

Le 15e amendement de la Constitution américaine
En 1869, le Congrès américain vote le 15e amendement à la Constitution : « Le droit de vote des citoyens des États-Unis ne sera dénié ou limité par les États-Unis ou par aucun État pour des raisons de race, couleur ou de condition antérieure de servitude. ». 1869, c’est la période dite de la Reconstruction qui vit les Blanc du Sud et les Noirs envoyer leurs représentants, souvent noirs, au Congrès et dans les États. Une période extraordinaire que la classe dominante américaine, du Nord comme du Sud, se pressa d’interrompre en organisant scientifiquement les provocations racistes. C’est comme cela que naquit le Ku Klux Klan. Et c’est à ce moment-là que certaines des dirigeantes féministes se refusèrent à s’engager dans le combat contre le racisme. C’est comme cela que les dernières années du XIXe siècle virent une recrudescence de la violence contre les Noirs.

« Vote des femmes au début du siècle : la montée du racisme »

(Extraits du livre d’Angela Davis, Femmes, race et classe, 1980)

La position ostensiblement « neutre » des leaders de l’association pour le vote des femmes sur cette question encourageait en réalité le racisme dans les rangs des suffragettes. La convention de 1895 de l’Association se tint justement à Atlanta, en Géorgie et une des leaders de la campagne exhorta le Sud à considérer le vote des femmes comme une solution au problème noir. Ce « problème noir » pouvait se résoudre simplement, proclamait Henry Blackwell, si l’on accordait le droit de vote à ceux qui savaient lire et écrire.

« Dans notre société complexe, nous avons aujourd’hui deux grandes catégories de citoyens illettrés. Au Nord, les gens nés à l’étranger ; au Sud, les sujets de race africaine et un grand pourcentage de Blancs. Nous n’entendons pas faire de discrimination contre les étrangers et les Noirs. Mais, dans tous les États sauf un, il y a plus femmes blanches instruites que de votants illettrés blancs et noirs, d’origine américaine ou étrangère. »

Ironiquement, cette thèse destinée à persuader les Blancs du Sud que le vote des femmes avantageait leur race, était défendue par Henry Blackwell dans son discours de soutien aux 14e et 15e amendements de la Constitution américaine.

En 1867, il avait fait observer aux « législatures des États du Sud » que le vote des femmes pouvait empêcher le peuple noir d’accéder au pouvoir politique. « Considérez le résultat du point de vue du Sud : vos quatre millions de femmes blanches y contrebalanceront les 4 millions de votes noirs et ainsi la race blanche gardera le pouvoir politique. »

Le célèbre abolitionniste assurait les hommes politiques de cette région que le vote des femmes pouvait réconcilier le Nord et le Sud : les capitaux et la population descendraient « comme le Mississippi, jusqu’au Golfe » ; quant aux Noirs, « la loi de la gravitation les attirerait vers les tropiques ». « Ceux-là même qui ont aboli l’esclavage prendraient le parti du Sud victorieux et, au milieu du danger, vous cueilleriez la fleur du salut. »

En 1893, l’Association pour le vote des femmes reprend purement et simplement ces thèses.

« Sans prendre position sur les conditions nécessaires du droit de vote. nous attirons votre attention sur plusieurs faits significatifs : dans chaque État, il y a plus de femmes alphabétisées que d’électeurs illettrés ; plus de femmes blanches alphabétisées que d’électeurs noirs, plus de femmes américaines alphabétisées que d’électeurs étrangers. Par conséquent, il suffirait d’accorder le droit de vote à ces femmes pour lever le fameux problème des électeurs analphabètes américains ou immigrés. »

Cette résolution rejetait avec autant de désinvolture les droits des femmes noires et immigrées que ceux de leurs compagnons. Par ailleurs. elle trahissait les principes fondamentaux de la démocratie […]. Cette logique attaquait la classe ouvrière dans son ensemble et révélait un désir conscient ou inconscient de s’allier aux nouveaux capitalistes monopolistes dont le seul but était la recherche du profit à tout prix.

En adoptant la résolution de 1893. les suffragettes auraient aussi bien annoncé qu’en accordant le droit de vote aux Blanches de la classe moyenne et de la bourgeoisie, on leur permettait d’assujettir rapidement les trois grandes catégories composant la classe ouvrière américaine : les Noirs, les immigrants et les Blancs incultes.

Le travail et la vie de ces trois groupes étaient exploités et sacrifiés par les Morgan, les Rockefeller, les Mellon, les Vanderbilt, tous les capitalistes monopolistes qui bâtissaient sans relâche pour leur empire industriel. Ils contrôlaient les travailleurs immigrés du Nord ainsi que les anciens esclaves et les Blancs pauvres qui travaillaient à la construction des nouveaux chemins de fer, dans les mines et les aciéries du Sud.

La terreur et la violence contraignaient les travailleurs noirs du Sud à accepter des salaires d’esclave et des conditions de travail déplorables. C’est ce qui expliquait les vagues de lynchage et la législation de l’interdiction de vote dans le Sud. En 1893, année de la funeste résolution publiée par l’Association nationale américaine pour le vote des femmes, la Cour suprême annula l’acte pour les droits civiques de 1875. Cette décision ratifiait la loi Jim Crow et la loi sur le lynchage qui instauraient de nouvelles formes d’esclavage raciste. En effet, trois ans plus tard, l’affaire « Plessy contre Fergusson » annonçait la doctrine de « séparation dans l’égalité », qui renforçait le nouveau système de ségrégation raciale dans le Sud.

Lotti Wilson Jackson avait été admise à participer à la convention (quoique noire…) parce que la convention était organisée dans l’État du Michigan. Ce fut l’une des rares assemblées qui accueillit tant de femmes noires. Pendant son voyage en train, Lotti Jackson s’était indignée de la politique ségrégationniste de la compagnie des chemins de fer. Elle proposa donc une résolution simple : « Les femmes de couleur ne doivent pas être contraintes de voyager dans les wagons fumeurs ; on devrait leur permettre de voyager convenablement. »

Son statut de président permit à Susan Anthony de clore le débat sur cette résolution en la repoussant définitivement : « Nous femmes, constituons une classe sans droit électoral. Nous avons les mains liées Tant que nous le resterons, il ne nous appartiendra pas de voter des résolutions contre les compagnies de chemins de fer ou contre qui que ce soit. »

En refusant de défendre une femme noire. l’Association abandonnait symboliquement la cause des Noirs au moment où leurs souffrances redoublaient après l’émancipation. Ce geste montrait que l’Association était susceptible de devenir une force politique réactionnaire, prête à se plier aux demandes du pouvoir blanc […].

Quand le XXe siècle s’annonça, une nouvelle forme de lien idéologique unit étroitement le racisme et le sexisme. La domination masculine et la suprématie blanche présentaient depuis toujours de nombreuses affinités : leur union fut ouvertement consacrée et renforcée. Pendant les premières années du siècle, les idées racistes trouvèrent un écho sans pareil. Même dans les milieux progressistes, les théories irrationnelles sur la supériorité de la race anglo-saxonne trouvaient une prise fatale dans les cercles intellectuels. A cette escalade de propagande raciste correspondait une résurgence des idées affirmant l’infériorité des femmes. Les gens de couleur, qu’ils soient américains ou étrangers, étaient décrits comme des barbares ; les femmes blanches étaient plus strictement réduites à leur rôle de mères et leur raison d’être était la sauvegarde des mâles de l’espèce. Elles apprenaient que la maternité leur conférait une responsabilité particulière dans la lutte pour la sauvegarde de la suprématie. Après tout, elles étaient « les mères de la race ». Bien que le terme du race fût une référence à la race humaine, le regain de popularité de l’eugénisme transformait en fait le terme race en synonyme de race anglo-saxonne.

Lors de la convention de 1902, qui se déroulait à la Nouvelle-Orléans, les tendances racistes se renforcèrent. « Le vote des femmes assurerait à la race blanche un pouvoir immédiat, durable et honnêtement gagné, car on ne peut douter de l’autorité qui affirme qu’à une exception près, tous les États du Sud comptent plus de femmes blanches et instruites que d’électeurs illettrés blancs, noirs, aricains et étrangers. »

Et la déléguée du Mississippi de déclarer: « Un jour, le Nord devra chercher sa rédemption dans le Sud. En raison de la pureté de son sang anglo-saxon, de la simplicité de sa structure sociale et économique, de la permanence de sa foi. » Toutes ces déclarations témoignent de l’impossibilité de séparer l’exigence du droit de vote pour les femmes de de la lutte des classes.

Source : « Les bonnes feuilles » in I.O. n° 618. p.15