Giordano Bruno (1548-1600)


Le 17 février 1600, Giordano Bruno est brûlé vif à Rome par l’Inquisition: la liberté d’esprit face à la pensée unique. L’article qui suit lui rend hommage. Il reprend un article de Guy Forget tiré de l’ouvrage  « Les martyrs de la Libre Pensée«  paru en 2018.

Bruno à partir duquel l’honneur de la matière commence à briller enfin. Ernst Bloch

Le 17 février 1600, un homme nu était transporté au Campo dei Fiori afin d’y être brûlé vif. Cet homme aurait voulu parler à la foule, dressée à la haine de l’ »hérétique« , apeurée par les prêtres. Mais il ne le put. Le clergé craignant sa parole lui avait fait clouer dans la bouche un mors de bois. Lorsqu’à travers les flammes, des moines haineux lui tendirent à baiser l’idole, il détourna sa tête et la tourna vers le firmament. La cruauté culmina : le bourreau ne l’étrangla point, comme il était de coutume pour abréger les souffrances. Bois et fagots crépitèrent et supplicièrent longtemps le réprouvé. On voulut qu’il souffrît, car jamais son esprit hardi n’avait rompu. Depuis des années, il s’était affranchi du monde clos des mitrés et leur préférait les cieux infinis. N’avait-il pas écrit : « C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes, ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux, et je m ‘érige à l ‘infini. »i Cet homme habité par le dépassement de l’esprit, cet homme dont le seul nom assombrit encore les tonsurés et leurs troupeaux, cet homme se nommait Giordano Bruno.

Le 8 février, au bout de sept ans de geôle, de torture et de procès mené par l’Inquisition, Giordano Bruno avait été chassé hors de l’Église, et condamné au bûcher en tant qu’ »hérétique impénitent” et « opiniâtre« . Tous ses ouvrages devaient, en outre, être réduits en cendres sur le parvis de Saint-Pierre de Rome et mis à l‘Index. Il fallait que cet ancien prêtre eût fortement ébranlé et enragé le Vatican pour que celui-ci mît tant d’ardeur à l’éliminer. Effectivement, à l’analyse, sa pensée ruine tous les fondements physiques et métaphysiques du pouvoir clérical pendant qu’elle entreprend de leur substituer un tout nouvel univers, établi sur une conception révolutionnaire de l’espace, laquelle entraîne de concevoir autrement et la création du monde et la situation humaine. Par ailleurs, le Nolainii n’agit point au nom d’une foi inédite ; tout au long de son œuvre philosophique, il suit les seules voies logiques de la raison, obéissant à la passion du savoir pour la marche des choses. Son idéal n’est cependant pas de pure contemplation. S’il déserte le couvent en 1576, c’est pour porter dans toute la chrétienté européenne, de Gênes à Venise (où il sera abandonné à l’Inquisition), en passant par Genève, Toulouse, Paris, Londres, Wittenberg, etc., une révolution radicale de la situation humaine. Aussi fut-il souvent chassé des cités. Dans une époque où dogmes et préjugés font loi, l’exercice résolu d’une pensée libre est des plus périlleuses. Bruno en fit moult fois l’amère expérience, sans jamais rechigner cependant à « laver la tête de l ‘âne ». Et cette transgression libératrice, il l’infligea au pouvoir suprême de l’époque : les Églises.

Par pure méthode de raison, Bruno disloque, par quatre axes, l’univers de la chrétienté médiévale. Il ose penser un univers infini ; découvrant la pluralité des mondes, il relativise la Révélation ; sa Nature-Circée destitue le Christ de son incarnation divine ; enfin, la suprématie de l’Église n’a plus lieu d’être dans un monde confié à la force ouvrière de l’homme. Mais si Bruno put élaborer un nouvel univers, c’est que sa libre pensée comprit productivement l’hypothèse de Copernic.

Bien qu’hostile à la curiosité pour le monde, le pouvoir papal restait lié à l’héritage spirituel de l’Antiquité. Le questionnement philosophique subsistait, y compris dans ses rangs. L’intérêt pour les cieux continuait à alimenter les vocations d’astronomes et astrologues. Or, en 1543, un chanoine polonais, féru d’astronomie, publie un ouvrage, De Revolutionibus Orbium Cœlestium, où il ruine mathématiquement le géocentrisme et lui substitue l’hypothèse de l’héliocentrisme. La Terre cesse ainsi d’être le centre de l’univers, et le soleil autour duquel tournent les sphères l’est désormais. Reste à tirer toutes les conséquences philosophiques de cette révolution du ciel. Il appartiendra à Giordano Bruno de s’y employer, notamment par divers ouvrages parus en 1584iii.

Giordano Bruno sur le bûcher de l’Inquisition Relief en bronze 1887, de Ettore Ferrari Monument Giordano Bruno, Rome, Piazza di Campo de’ Fiori

Avant Copernic, régnait la conception aristotélico-scolastíque d’un monde clos, sphérique, dont la Terre était à la fois le centre et le lieu le plus bas. Notre planète était considérée comme l’épicentre ténébreux d’un puits cosmique, où se jouait néanmoins le salut de la création. La Révélation chrétienne saturait de sens cette totalité ronde et l’Église prétendait la régir. Pourtant, reprenant Copernic, Bruno ouvre à la lumière ce cosmos écrasé et écrasant. Comme il remarque que de multiples luminaires tapissent le firmament, il n’y a aucune raison pour que le nôtre en reste le centre. Une multitude de centres signifie l’absence d’un centre universel, et partant, un espace sans bord. Peuplé de myriades de soleils démesurément éloignés qui sont autant de centres locaux, le monde apparaît, non plus comme un cosmos ordonné, mais comme un espace acentré et illimité. Le système solaire y devient un simple Système parmi d’autres. Bruno avance alors sa fameuse thèse de la pluralité infinie des mondes. Dans l’infinité stellaire, on découvre toujours de nouveaux astres qui peuvent être habités. Sa vanité dût-elle en souffrir, l’être humain ne détient plus le centre et le sens du monde. Depuis Bruno, l’homme doit affronter l’immensité de cieux insensés.

Dénué de centre, un univers ne peut pas être envisagé comme une totalité fermée et hiérarchisée selon des sens et directions. Le haut et le bas perdent leur signification qualitative. Avec Bruno, l’espace se voit défini comme « une certaine quantité continue physique, consistant en trois dimensions.. »iv. L’agrégat scalaire et ordonné des lieux qu’était le cosmos aristotélicien disparaît au profit d’une étendue physique, continue, homogène, où l’idée de bord devient contradictoire. Tout horizon n’y est qu’un bord illusoire, relatif au mouvement de l’observateur. L’univers des mondes multiples implique un jeu combinatoire de perspectives illimitées. Mais dans une totalité ouverte de mondes qui diffèrent, où la vérité peut-elle s’incarner ? Qui peut affirmer qu’il détient la vérité de tous et pour tous ? L’univers infini de Bruno plonge l’être humain dans la relativité de ses positions et oppositions. L’Église sut discerner ce que la cosmologie brunienne amenait : la relativité irréfragable de la Révélation.

L’incarnation de Dieu dans un lieu central perdait sa valeur unique, universelle et éternelle, sitôt qu’elle se trouvait jetée parmi une infinité de mondes parsemant un espace Sous peine de comédie polythéiste, on ne pouvait imaginer un dieu protéiforme se réincarnant à n’en plus finir dans une succession de Terres habitées. On ne pouvait pas davantage accepter l’idée d’Evangiles en séries illimitées. Quant au récit du péché originel, il devenait insignifiant puisqu’il concernait une espèce lilliputienne à l’échelle de l’univers. Destinée à la créature humaine, l’incarnation sacrificielle du Tout-Puissant revêtait un aspect absurde, une fois produite ponctuellement parmi le déploiement perpétuel des mondes. Soit la Faute, la Révélation et la Rédemption étaient universelles, soit elles étaient inconsistantes. Puisque dans la cosmologie brunienne, l’univers ne se réduit pas à la situation humaine, il n’existe pas de texte unique d’un cosmos dont l’Église détiendrait la clef. Faute de centre, l’espace de Bruno prive l’ordre chrétien de toute assise physique. Dès lors, l’Église est nécessairement dépouillée de son vêtement cosmique, et son ordre ne fait plus monde.

Giordano Bruno ne se borne pas à disloquer la cosmologie cléricale, il éreinte parallèlement la théologie chrétienne. Or, celle-ci avance que la puissance infinie de Dieu a créé un monde clos. D’un côté, un dieu infiniment puissant ; de l’autre, des créatures finies, impuissantes et soumises. Pourtant, remarque Bruno, il est contradictoire de dire que l’univers fini est né d’une puissance infinie. Une telle puissance ne serait ni toute-puissante ni parfaite. L’omnipotence divine ne peut refuser la plénitude de son être à sa propre activité créatrice. « Il n’y a pas de puissance infinie, souligne Bruno, si l’infini n ‘est pas réalisable ; il n ‘y a pas, dis-je, un infini capable de produire s ‘il n ‘y a pas d’infini capable d ‘être produit. »v. Du coup, l’effet produit, la création, détient l’infinité au même titre que son principe infini, son créateur. Issu de l’infini, l’univers est physiquement illimité ainsi que perpétuel. Comme ces deux infinis ne peuvent se limiter, ils s’appartiennent l’un l’autre. L’Un-tout divin est dans l ‘Un-tout universel et réciproquement. La totalité de l’univers n’est autre que l’ « explication » (explicatio) de l’infini créateur. La divinité infinie se produit dans l’infinie pluralité des mondes ; sans relâche, elle déplie, déroule, à l’infini ce qu’elle « implique » (implicatio), recèle, dans son immense profondeur.

L’émergence inlassable des mondes actualise les potentialités infinies de l’Un-tout qui « se dépense » dans un perpétuel jeu différentiel, celui de ses phénomènes, de leurs liens et métamorphoses. Contrairement au dieu chrétien, la divinité brunienne n’est pas transcendante à sa création. Simple et impersonnelle, elle est la généreuse matrice des êtres et de leurs combinaisons. Mais sitôt dimensionnée en temps et espace, cette matrice n’est-elle pas la Matière, la Materia prima, puissance concrète et protéiforme de laquelle procède la ronde des êtres ? Imbu de mythologie antique, Bruno la dénomme Circé. Nés de sa gésine éternelle, nous sommes tous, êtres, choses et événements, les simples « ombres » ou « traces » de sa combinatoire infinie dans son dimensionnement incessant.

Notre monde empirique n’est pas fixé à des essences éternelles que refêteraient les créatures ; il ne jouit d’aucun être fixiste. Il s’écoule à jamais, « épuisant » les possibilités de la matière génitrice. L’univers illimité des mondes pluriels est fatalement transmué par une immanence productive sans projet et sans visée, mais dont la dynamique combinatoire la voue à accoucher de nouveaux êtres et mondes. Circé est divine parce qu’infatigable, elle opère tous les possibles et invente des formes inédites. A l’infini matriciel, indéterminé et infigurable, correspond nécessairement la plasticité illimitée de ses formations. La loi des êtres en devenir, c’est la métamorphose.

À suivre la pensée perspectiviste de Bruno, la puissance génitrice de L’Un-Tout se renverse en dynamique génésique du Multiple. Car liées entre elles, les choses communiquent par des « portes » et enfantent d’autres êtres. Mariée, chaque chose recèle le potentiel d’une nouvelle forme. C’est donc la constellation productive du Multiple qui relie les êtres en l’Un-tout et anime son devenir. Ce jeu combinatoire fait de la Nature non pas un sujet originaire, mais un procès d’interaction et de génération. En qualifiant Circé de « Grande Lieuse ››, Bruno comprend la Nature comme une constellation illimitée de relations actives. Bref, le Nolain ouvre la voie à la mécanique du monde, tandis que la matière qu’il conçoit devient activité plutôt que substance.

Cette idée d’une nature où la divinité « se mondanise » sans répit abat la colonne centrale de l’Église, la divinité du Christ. En effet, du moment que l’univers « explique » déjà la puissance divine, celle-ci ne peut se redoubler dans la particularité historique de l’Incarnation. Le péché originel devient également absurde : mode d’être de l’être divin, l’homme ne saurait chuter en dehors de la Materia prima. Dieu n’a pas de raison de venir sauver ce qu’il produit parfaitement, en s’incarnant selon une finalité providentielle. Dépourvue de fin ultime, la Nature ne suit aucun plan théologique et eschatologique. Sa Simplicitas interdit à Circée d’engendrer un messie. Sans personne, la divinité de Bruno ignore le procès trinitaire du dieu chrétien. Corrélat de l’impersonnalité divine, l’univers est affranchi du drame biblique, de son ordre sacré et plus largement, de tout sens autoritaire. On comprend pourquoi l’Église, mortellement menacée par des thèses aussi émancipatrices, nourrit une haine inextinguiblevi contre leur auteur et l’envoya au supplice.

Dans un univers indifférent, mais en proie à la féconde vicissitude, Bruno convie l’être humain à devenir la main consciente de la transformation générale. Facette de la totalité ouverte, il se fera le mage avisé des portes. Curieux des immenses virtualités que gardent les liens secrets de la Nature, il les découvrira et les activera. Par son génie opératif, l’homme possède la faculté de transfigurer son monde et lui-même, « laquelle faculté consiste non seulement dans le fait de pouvoir agir selon la nature et l’usage, mais également en dehors des règles naturelles, de telle sorte que, formant ou pouvant former d’autres natures, d’autres cours, d ‘autres ordres grâce à son esprit, l’homme puisse rester dieu sur terre (dio de la terra) grâce à la liberté dont il dispose… »vii. La richesse créatrice de la Materia prima appelle au progrès solaire de l’Humanité.

Dans cette perspective, l’œuvre de Bruno anticipe la laïcité, quand elle expulse l’Église du gouvernement des républiques. De plus, elle contient autant de futures révolutions pour les sciences et les lettres : « Il nous semble certain, écrit Alexandre Koyré, que Galilée le connaissait parfaitement bien. »viii. Et il ajoute : « On reste confondu devant la hardiesse, et le radicalisme, de la pensée de Bruno qui opère une transformation – révolution véritable – de l’image traditionnelle du monde et de la réalité physique. Infinité de l’univers, unité de la nature, géométrisation de l’espace, négation du lieu, relativité du mouvement: nous sommes tout près de Newton. »ix.

Fontenelle, Toland, Leibniz, Diderot, Goethe et Schelling auront une dette philosophique à son égard. Selon Plekhanov, une même lignée moniste relie Marx à Bruno. James Joyce reconnaîtra l’influence décisive du Nolain sur sa conception du temps, du récit et de la matière des mots. Quoique consumé par l’Église, Bruno lance la consommation des temps cléricaux et fonde la légitimité des temps modernesx. Il avait apostrophé ses juges qui le destinaient au bûcher : « Vous qui portez contre moi cette sentence, vous avez peut-être plus de crainte que moi qui la reçois. » Il visait juste : la libre pensée qui l’animait devait renverser à jamais la tyrannie du prêtre.

Philippe Forget in « Les Martyres de la Libre Pensée » Ed. de la Libre Pensée 2018

iG. Bruno, exergue de L’infini, l’univers et les mondes.

iiG. Bruno naquit dans l’année 1584, à Nola en Campanie.

iiiRédigés en italien et édités à Londres, ce sont : Le Souper des cendres ; De la cause, du principe et de l’un ; L’infini univers et les mondes ; L’expulsion de la bête triomphante.

ivG. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, I,1

vIbidem, III,1. Cf. Philippe Forget (dir), Giordano Bruno et la puissance de l’infini, Paris, l’Art du Comprendre, n° 11/12, 2003. Voir Aussi « Giordano Bruno – Galilée » Revue Europe, n°937, mai 2007.

viEn 1981, le Vatican affirmera de nouveau la condamnation de Bruno, la considérant « pleinement motivée ».

viiG. Bruno, L’expulsion de la bête triomphante, Paris, Michel de Maule, 1992, p.174-175.

viiiAlexandre Koyré, Etudes galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p.171.

ixIbidem, p. 181

xCf. Hans Blumemberg, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1995.