La lutte des classes est-elle périmée ?


Par André Lorulot

Frans Masereel

Frans Masereel

En 1961, en pleine période des « Trente Glorieuses », des idéologues et des sociologues expliquaient que le prolétariat avait disparu et que la lutte des classes n’existait plus, en raison des progrès relatifs de la situation sociale. Ces « progrès » sont remis en cause les uns après les autres, actuellement. Mais André Lorulot1, à contrecoup des théories en vogue, défendait l’existence de la lutte des classes…

Je sais bien que, pour certains « socialistes » (de toutes obédiences, y compris les communistes), la lutte des classes est souvent envisagée dans un esprit assez mystique. Manque d’approfondissement dans les idées, ou paresse mentale engendrant une sorte de fatalisme, presque toujours… N’empêche qu’ils ont tort, ceux qui proclament que la lutte de classes n’existe plus. Même s’ils le croient sincèrement, ils font une mauvaise besogne.

Sur quoi basent-ils leur raisonnement ?

Sur le fait que la misère est en voie de disparition. Il y a peut-être (?) encore des pauvres, mais ils sont de moins en moins nombreux et, de toute façon, ils ne crèvent plus de faim et de froid avec autant de fréquence et de cruauté qu”à l’époque où vivait Marx et même encore au début du siècle présent. Il n’est pas douteux que le sort des classes non possédantes s’est amélioré assez sérieusement depuis 40 ou 50 ans. Les ouvriers d’aujourd’hui jouissent d’un confort plus grand ; ils ont des congés payés et font des voyages, vont au cinéma, s’intéressent aux sports (parfois même exagérément), sont mieux vêtus et mieux nourris, ainsi que leurs enfants, etc.

S’ensuit-il que le pouvoir de l’Argent a perdu de sa malfaisance ? Ce serait une bien grande sottise que de le croire. Il faut comprendre, au contraire, que les exploiteurs ont le plus grand intérêt à voir propager un tel sophisme, afin d’empêcher les « prolos » de se révolter et de travailler à l’instauration d’une société véritablement et sincèrement démocratique. La ficelle est grosse et malgré cela beaucoup s’y laissent prendre.

C’est une supercherie de présenter comme démocratique un régime qui n’assure pas le développement intégral de la personnalité. Le fait qu’il y ait des gens riches, et même très riches, possédant des palais, des yachts, des bijoux et des diamants, n’est pas choquant par lui-même, me disait un de ces « raisonneurs ». Ce qui est choquant, c’est que les gens soient privés du nécessaire.

Mais il se consolait en constatant que leur nombre diminue de plus en plus. À part les « vieux », concédait-il, et ceux qui, ne pouvant plus travailler, ne disposent que d’allocations vraiment dérisoires. Si le sort des petits s’est légèrement amélioré (grâce à la lutte de classes dans une large mesure, d’ailleurs) – on ne peut tout de même plus s’éclairer à la chandelle, ni labourer avec un bâton pointu -, la vérité nous oblige à faire observer que la mentalité des gros n’a guère changé. Si l’on aide davantage les pauvres, c’est aussi parce que les progrès techniques permettent à la bourgeoisie de le faire, sans le moindre danger pour ses privilèges. Bien au contraire, ceux-ci sont fortifiés, étant donné que les ignorants aperçoivent moins clairement qu’autrefois la nécessité de se défendre et de revendiquer.

Si l’on déclare qu’un état social qui permettra à chacun de manger et de dormir sous un toit, d’une façon aussi sommaire et grossière que ce soit, est un état acceptable, satisfaisant, au-delà duquel il est impossible de tendre, alors je n’ai plus à discuter. Mais si l’on pense qu’une telle amélioration est précaire et fragile, alors il faut admettre la nécessité de poursuivre la lutte contre les privilèges de tout acabit.

Qu’on le veuille ou non, aussi longtemps qu’il y aura des riches et des pauvres, cet antagonisme se poursuivra. J’ajoute qu’il est indispensable et même salutaire qu’il en soit ainsi. A moins que l’on veuille voir les peuples s’enfoncer de plus en plus dans la veulerie et l’acceptation résignée d’une existence végétative, sans noblesse et sans espoir. Trop d’individus n’ont déjà que trop tendance à renoncer à toute activité émancipatrice. Le fait d’aller au stade régulièrement ou de posséder un frigidaire, la télé, voire une petite auto, suffit à les annihiler moralement, face au Capitalisme et au Fascisme qui se fortifient chaque jour !

« La lutte de classes existe et les riches la gagnent ! »2

La lutte des classes est un fait. Son existence n’est pas due à la « volonté » des révolutionnaires ; elle découle au contraire du libre jeu des institutions capitalistes.

Le rôle des révolutionnaires consiste à utiliser pour des fins conscientes l’antagonisme fondamental qui oppose les intérêts des pauvres au désir d’omnipotence des détenteurs de la richesse.

Il va sans dire que cette lutte, si « révolutionnaire » qu’on puisse la concevoir, ne repose nullement sur la haine. Si malfaisante que soit leur activité, les individus ne sont pas personnellement « responsables ». Le capitaliste est un « produit » du milieu social, au même titre que le fonctionnaire, l’ouvrier, le commerçant, le paysan – et le plus misérable des déshérités.

Nous ne faisons pas la guerre aux hommes, mais aux principes qu’ils défendent et aux tyrannies qu’ils incarnent.

Méfions-nous donc de tous ceux qui déconseillent (sincèrement ou non…) la poursuite d’une lutte de classes animée d’un esprit de transformation révolutionnaire de la Société !

Source : L’Idée Libre n°298 – 3e trimestre 2012 – p. 23

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2  Sous-titre ajouté par nous.  Déclaration en 2016 de Warren Buffet, troisième fortune mondiale.

 

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