CHARLES DE COSTER (1827-1879) : LIBRE-PENSEUR


De Coster est né en 1827 à Munich de parents domestiques de Charles Mercy d’Argenteau (1787- 1879), archevêque, nonce apostolique en Bavière et par ailleurs… franc-maçon. De retour à Bruxelles après la mort du père, la famille vivote tant bien que mal et Charles fait des études sérieuses qui lui permettent, à 17 ans, d’obtenir son diplôme des humanités gréco-latines. Influencé par nombre de penseurs francs-maçons ou libres penseurs aux idées radicales, Altmeyer et Van Bemmel en particulier, il partage très vite leur vision du monde et se lie d’amitié avec Félicien Rops dont les caricatures, les illustrations et les toiles érotiques devaient devenir célèbres. En 1856, avec ce dernier et quelques amis, il participe au lancement de la revue hebdomadaire Uylenspiegel, à laquelle il donne des chroniques politiques. De Coster y stigmatise la politique coloniale de l’Angleterre et, plus encore, celle de la France de Badinguet qui dépouillent sans vergogne les peuples auxquels elles prétendent apporter le “progrès”, il dénonce la politique de l’impérialisme autrichien vis à vis de la Hongrie et de l’Italie. Comme le fera Lénine1 quelques années plus tard, il dit son admiration pour Garibaldi, héros de l’unification italienne. Il condamne sans appel les projets de Napoléon III qui vient d’annexer Nice et la Savoie et qui vise la Belgique.

Violemment anticlérical, il s’attaque au pape, «gueux à la triple couronne», « dernier débris du moyen âge », « gardien de toutes les chaînes », et à l’Espagne de la sainte Inquisition qui a « procédé de son mieux à l’anéantissement des Mores, au pillage des Indes et au rôtissement des hérétiques ». Enfin, “il réclame, au nom de la démocratie, l’instruction primaire laïque et obligatoire, la reconnaissance des revendications flamandes et les mesures qui s’imposent en faveur de la classe ouvrière.”2

A la suite d’un différend entre les membres de sa loge provoqué par l’enterrement civil de Théodore Verhaegen et le problème de la “sécularisation cléricale”, de violentes polémiques conduisent à la fondation de la Libre Pensée, à laquelle De Coster adhère dès 1863.

Cependant, sur le plan politique, il ne faudrait pas faire de C. de Coster, le révolutionnaire qu’il n’est pas. Admirateur de Garibaldi, et démocrate militant mais idéaliste et romantique, il s’inspire plus de George Sand que des fondateurs de la première Internationale. C’est en tant qu’écrivain qu’il se montre vraiment révolutionnaire.

En 1867, il publie enfin, après plus de dix ans de travail, “La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs”, avec des illustrations de F. Rops, entre autres. C’est un hymne puissant à la liberté et une profession de libre pensée, écrit dans une langue savoureusement archaïsante. De Coster crée une langue et un style vigoureux qui n’ont rien à envier à ceux des Contes drolatiques de Balzac et qui vont heurter la sensibilité des amateurs de littérature de l’époque, y compris, hélas, celle de certains de ses amis. Il multiplie les archaïsmes, les images, les métaphores et bouscule les règles de la prose traditionnelle. C’est l’expression de sa soif de liberté et de celle de son héros qui manie l’humour comme une arme.

Nous sommes en plein 16ème siècle, période de résistance des Pays-Bas à l’oppression espagnole.Thyl, dont le père a été injustement exécuté, devient le symbole de la lutte populaire. On ne peut pas ne pas faire le rapprochement entre la révolte des gueux peinte par de Coster et les affrontements politiques et sociaux de la fin du 19ème siècle. Poème épique à la verve rabelaisienne, bien éloigné du roman historique, bien que le récit s’inscrive dans un moment de l’Histoire des Flandres évoqué avec précision, l’œuvre de Charles de Coster raconte une histoire “pleine de bruit et de fureur” de sève et de truculence. C’est “une épopée en prose où le sang coule aussi largement que la bière”3 placée dans un cadre historique qui lui permet de développer ses idées progressistes et anticléricales.

Le combat contre la religion imposée par le tyran espagnol occupe une grande place dans la réalité de l’Histoire. Dans le roman, Thyl, le héros, s’intéresse donc naturellement à la question religieuse. Ayant abandonné le catholicisme, religion des oppresseurs pour la Réforme, celle des opprimés, il n’en poursuit pas moins sa route et sa réflexion philosophiques et il en vient à s’interroger sur toutes les formes de religions et l’existence de Dieu. Catholicisme ou luthérianisme, toutes les religions ne se valent-elles pas puisque le ciel est vide ? Il avoue à Katheline, la bonne sorcière, qu’ayant sollicité le ciel, ce dernier est resté bien silencieux, “Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, je veux sauver la terre de Flandre. Je le demandai au grand Dieu du ciel et de la terre, mais il ne me répondit point” (I, 85). Celle-ci lui conseille alors de s’adresser “aux esprits du monde élémentaire”. C’est donc dans le rêve orgiaque du “sabbat des Esprits du Printemps” que, recru d’épreuves et de fatigue après l’action, Thyl va se ressourcer avec Nele la gente fillette. Ce panthéisme que professent Katheline et Nele, la fiancée de Thyl, n’est pas très éloigné de l’athéisme joyeux4 de Spinoza qui valut à ce dernier bien des haines aussi cléricales qu’inexpiables. On peut légitimement supposer que de Coster ne méconnaissait ni la pensée ni l’oeuvre du plus grand des philosophes hollandais…

Anticlérical, Thyl combat en l’Espagne catholique sur les plans politique et philosophique. Comme de Coster, il voue aux gémonies tout ce qui de près ou de loin est lié à l’Eglise et à son bras armé, la sainte Inquisition. Une haine viscérale l’anime et c’est avec véhémence qu’il s’attaque aux représentants de l’Eglise espagnole au service du tyran Philippe II.

Que l’on rapproche un instant la diatribe de l’auteur contre le dieu des puissants, « Il y a eu jusqu’à présent une espèce de bon Dieu – un bon Dieu qui n’est pas le vrai, notez-le bien un faux bon Dieu, un méchant bon Dieu, un bon Dieu qui patronna le massacre des Albigeois, qui fut représenté par la papesse Jeanne, qui institua l’inquisition d’Espagne, et protège encore maintenant l’ignorance et la servilité, ce bon Dieu-là s’en ira pour faire place au diable. Le bon diable qui fut et qui est le peuple souffrant, le diable généreux qui fit sortir la révolution de 1789 de la boîte de diamant qui gît au fond des enfers, le diable vainqueur qui battit, à Waterloo, Napoléon le Grand protégé du faux bon Dieu, le diable naïf qui ne montra que son bon vouloir en 1848, le diable bien avisé qui nous donna à nous autres Belges notre glorieuse Constitution. Vive le diable! » de celle de son héros contre ses laquais, « Tous les doyens, curés, clercs, bedeaux et autres matagots supérieurs ou subalternes qui nous paissent de billevesées. Si j’étais vaillant manouvrier, ils m’eussent volé, en me faisant pèleriner, le fruit de trois ans de labeur. Mais c’est le pauvre Claes qui paye. Ils me rendront mes trois ans au centuple, et je chanterai aussi pour eux la messe des morts de leur monnaie. »…

Au delà des revendications politiques, au delà de l’anticléricalisme revendiqué, au delà de la peinture flamboyante d’une époque, il y a un roman foisonnant au style sans égal, plein de poésie et de vigueur dont le héros immortel est la métaphore des peuples souffrants en lutte pour leur liberté. La Légende de Thyl Ulenspiegel ne connut pas le succès qu’elle aurait mérité, parce qu’elle bousculait trop de conservatismes, trop d’intérêts puissants, trop de conformismes et de médiocrités. Il serait enfin temps qu’on reconnaisse le génie de De Coster et qu’une édition5 populaire et facilement accessible permette à chacun de se plonger dans cette œuvre fascinante.

De Coster devait mourir dans un triste dénuement en 1879, et c’est la Libre Pensée qui après avoir payé les faire-part, pourvut aux frais de l’enterrement. Enfin, en 1892, la revue de la Libre Pensée participa au transfert des débris du cercueil de l’écrivain au nouveau cimetière d’Ixelles, transfert dû à l’initiative de Francis Nautet.

Libre Pensée de Saumur
Lettre du Groupe James Combier

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1 “On ne peut être marxiste sans éprouver la plus profonde estime pour les grands révolutionnaires bourgeois, [Robespierre, Garibaldi…] à qui l’histoire universelle avait conféré le droit de parler au nom des « patries » bourgeoises, et qui ont élevé des dizaines de millions d’hommes des nouvelles nations à la vie civilisée, dans la lutte contre le système féodal.”

– Un autre libre-penseur, J. Combier, maire de Saumur en 1885, rencontra, en 1870 Garibaldi pour qui il partageait l’admiration de de Coster.

2 Paul Delsemme – WWW. bon-a-tirer.com – revue littéraire – 2006.

3 Paul de Saint-Victor dans La Liberté du 18 décembre 1868.

4 Spinoza – TTP – Ch. III – § 3 – « Par gouvernement de Dieu j’entends l’ordre fixe et immuable de la Nature, autrement dit l’enchaînement des choses

naturelles »

5 La légende d’Ulenspiegel au pays de Flandres et ailleurs – Charles De Coster – Poche Editeur : Editions de La Différence (8 janvier 2003) Collection : Minos 15 euros environ.