«Ôte-toi de mon soleil !»


Diogène le Cynique (vers 410-323 av. notre ère)

Ayant vu un jour une souris qui courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l’obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable, il la prit pour modèle et trouva le remède à son dénuement. Il fit d’abord doubler son manteau, pour sa commodité, et pour y dormir la nuit enveloppé, puis il prit une besace, pour y mettre ses vivres, et résolut de manger, dormir et parler en n’importe quel lieu.

Il s’étonnait de voir les grammairiens tant étudier les mœurs d’Ulysse, et négliger les leurs, de voir les musiciens si bien accorder leur lyre, et oublier d’accorder leur âme, de voir les mathématiciens étudier le soleil et la lune, et oublier ce qu’ils ont sous les pieds, de voir les orateurs pleins de zèle pour bien dire, mais jamais pressés de bien faire, de voir les avares blâmer l’argent, et pourtant l’aimer comme des fous. Il reprenait ceux qui louent les gens vertueux parce qu’ils méprisent les richesses, et qui dans le même temps envient les riches.

Il était indigné de voir des hommes faire des sacrifices pour conserver la santé, et en même temps se gaver de nourriture pendant ces sacrifices, sans aucun souci de leur santé. Il affirmait opposer à la fortune son assurance, à la loi sa nature, à la douleur sa raison.

Dans le Cranéion, à une heure où il faisait soleil, Alexandre le rencontrant lui dit : «Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras.»

Il lui répondit : «Ôte-toi de mon soleil !»

Il se promenait en plein jour avec une lanterne et répétait : «Je cherche un homme.»

Pendant un repas, on lui jeta des os comme à un chien; alors, s’approchant des convives, il leur pissa dessus comme un chien. On lui demanda pourquoi il était appelé chien : «Parce que je caresse ceux qui me donnent, j’aboie contre ceux qui ne me donnent pas, et je mors ceux qui sont méchants.»

Quelqu’un lui dit : «Tu ne sais rien, et tu fais le philosophe.»

Mais, dit-il, « simuler la sagesse, c’est encore être philosophe.»

On lui demandait ce qu’il y avait de plus beau au monde : «La franchise», dit-il.

Il avait coutume de tout faire en public, les repas et l’amour, et il raisonnait ainsi : «S’il n’y a pas de mal à manger, il n’y en a pas non plus à manger en public; or il n’y a pas de mal à manger, donc il n’y a pas de mal à manger en public.»

De même il se masturbait toujours en public, en disant : «Plût au ciel qu’il suffît également de se frotter le ventre pour apaiser sa faim.»

Il ne voyait pas qu’il fût mal d’emporter les objets d’un temple, ou de manger la chair de n’importe quel animal, et ne trouva pas si odieux le fait de manger de la chair humaine, comme le font des peuples étrangers, disant qu’en saine raison, tout est dans tout et partout.

Quelques auteurs veulent qu’il ait demandé qu’on laissât son corps sans sépulture, pour que les chiens pussent y prendre leur morceau, et qu’au moins, si on tenait à le mettre en fosse, on le recouvrît seulement d’un peu de poussière.

Extraits d’Anecdotes et traits rapportés par Diogène Laërce dans Vie,
doctrines et sentences des philosophes illustres (première moitié du IIIe siècle), traduction R. Genaille (1933).

Diogène Laërce