« Religions et Etats en Méditerranée orientale : influences ottomanes et héritage colonial. »


Différents colloques régionaux ont eu lieu en vue de préparer le Congrès de l’AILP qui se tiendra en septembre à Paris. Voici, un compte rendu du colloque de Chypre, où se sont réunies des associations représentant largement le pourtour méditerranéen. L’indépendance vis-à-vis de multiples religions (orthodoxe, islamique, catholique) fut au centre des débats de ce Congrès. Les actes définitifs suivront.

 

L’Association Internationale de la Libre Pensée en Méditerranée Orientale

Colloque à l’Université Technologique de Limassol (Chypre)

les 31 mars et premier avril 2017

« Religions et Etats en Méditerranée orientale : influences ottomanes et héritage colonial. »

 

Depuis 1974, les barbelés, un no man’s land (la « ligne verte ») et les casques bleus de l’ONU séparent toujours la République de Chypre, membre de l’Union européenne, et la République turque de Chypre Nord, qui n’est reconnue que par la Turquie. Mais pour la plupart des Chypriotes, il y a « la partie grecque » et « la partie turque », encore que ces appellations soient elles-mêmes contestables.

Chypre, ballottée depuis toujours entre les grandes puissances, avant-hier Venise, le Pape et l’Empire Ottoman ; hier, l’Empire britannique, la Russie et le colonialisme français ; aujourd’hui l’Union européenne, la Turquie, les Etats-Unis – est une île majoritairement de langue grecque, hier britannique (indépendance en 1954, mais l’armée britannique garde deux bases militaires), à 3/4 d’heure d’avion du Liban et de la Syrie. Les vagues successives de populations donnent une tonalité particulière au pays : si aujourd’hui 15 % de la population de Limassol parle russe, on y entend aussi le Vietnamien, le Tamoul et les langues des Philippines, et on s’adresse surtout à vous en anglais dans les commerces.

L’actualité, en mars 2017, c’était l’échec des nouvelles négociations engagées à Lausanne sur la réunification de l’île et on ne peut pas dire que, ni la diplomatie américaine, ni la Turquie, ni la Grèce en souhaitaient vraiment la réussite.

Dans la population, les sentiments sont complexes, mais sensiblement différents. Ainsi du village de Sylikou dans le massif du Troodos, où le maire chypriote grec est fier d’avoir préservé et aidé à retaper l’école turque, près de la petite mosquée. Ainsi aussi, ce garçon de café grec craignant qu’une foucade de Tayep Recip Erdogan ne le force à se réfugier en urgence dans la base britannique voisine.

Nos amis des Athées de Chypre (voir interview de Petros Attas dans « la Raison » de mai) ont d’ailleurs dû faire face à l’adversité : quelques jours avant la conférence, des oppositions se sont manifestées contre la tenue de ce colloque dans le cadre officiel de l’Université publique.

Cela n’a pas empêché des universitaires de talent, Chypriotes d’abord, mais aussi Grecs, Libanais, Belge, Français, et des militants des mêmes pays, mais aussi d’Allemagne et de Tunisie, de délivrer des interventions passionnantes sur un sujet qu’il est nécessaire d’aborder pour comprendre la situation actuelle en Méditerranée orientale.

Lors de l’effondrement de l’Empire ottoman à partir de 1908 et même dès la fin du rêve panislamiste d’Abdulhamid II, qui vit les Anglais s’emparer de Chypre (1878), toute la région qui va des Balkans à l’Egypte, la Libye et la Tunisie, voire l’Algérie, a été l’enjeu des affrontements entre les appétits de l’Empire Austro-Hongrois, la Russie, l’Empire britannique et la France coloniale. Chacun d’eux utilisait la religion comme un atout d’unification ou, au contraire, de division pour régner. Il reste aujourd’hui plus que des traces de cette situation. Mais comme les libres penseurs veulent agir sur le monde, ils constatent aussi que les peuples et les individus, fussent-ils enfermés dans des communautés, aspirent à l’émancipation, c’est-à-dire à l’égalité et à la plénitude des droits, et chaque pas franchi dans la compréhension des rapports entre les religions et les puissants est un petit pas concret. C’est pourquoi l’Association Internationale de la Libre Pensée s’efforcera de publier les « Actes » de ce colloque en plusieurs langues et de les faire parvenir de Belgrade à Alexandrie et de Beyrouth à Tlemcen.

°°°

Les participants furent accueillis par le responsable du Centre de Recherche Héraclite, le Professeur Antonis Theocharous représentant également le Recteur de l’Université, puis par Petros Attas au nom des « Athées de Chypre ».

Les droits du citoyen, les droits des femmes et l’autonomie individuelle

La première session était consacrée à la question des droits civiques et de l’autonomie individuelle. L’intervention de Georges Saad ( Association Libanaise pour la philosophie du droit – ALIPHID – Beyrouth), un des fondateurs de l’AILP, permit de confirmer que, sur de nombreux points, le colonisateur français en Syrie et surtout au Liban, avait procédé de façon très parallèle à celle du colonisateur britannique.

« Le confessionnalisme ravage la société libanaise. Il est responsable des divisions, du blocage politique et des risques toujours présents de guerres qui recommencent » Les Libanais savent de quoi ils parlent : quelles que soient leurs confessions ou qu’ils soient sceptiques, rationalistes ou libres-penseurs, ils aspirent à la paix… et pourtant la guerre est toute proche, la guerre menace, car les intérêts financiers sont très présents, même en cette matière, mais poursuit Georges Saad  : « La résistance première à l’évolution vers une société laïque se fait à travers le refus du mariage civil, même optionnel, et à travers l’insistance des autorités politiques à maintenir les lois relatives au statut personnel sans y apporter un quelconque changement. »

La base matérielle de cette résistance est idéologique, mais aussi financière : les tribunaux ecclésiastiques qui instruisent les dossiers dans chaque communauté sont notoirement corrompus.

Mme Théophanô Papazissi parlera également du statut personnel et du mariage, en Thrace (province grecque). Ancienne doyenne de la faculté de droit de Thessalonique, aujourd’hui professeur émérite, Mme Papazissi indique qu’en dépit d’affirmations « laïques » de sa Constitution : « L’Eglise orthodoxe est la structure religieuse majoritaire et officielle. .L’Eglise Catholique, l’Eglise Protestante, l’Eglise Orthodoxe Arménienne sont minoritaires et séparées de l’Etat (…). Les Eglises ont l’autonomie pour s’organiser et fonctionner selon leur rituel et la structure prévue dans leurs règles et leur doctrine sacrées. La notion d’organisation des communautés juive et musulmane, comme institutions de droit public, est prévue par la loi pour des raisons historiques relatives à la libération des territoires de la Grèce du Nord de l’occupation ottomane et leur adhésion à la Grèce. »

Il résulte de ce dernier point, toutes sortes de conséquences juridiques pour toutes les communautés, mais c’est surtout pour les femmes musulmanes que les conséquences sont lourdes : « Le mufti a une compétence beaucoup plus vaste dans le domaine de la vie privée des grecs musulmans, de la région de Thrace. Pour des raisons historiques, déjà expliquées, l’Etat grec a l’obligation de respecter la religion, la langue et les coutumes des musulmans qui vivent en Thrace. Cette obligation provient actuellement de la Convention de Lausanne de 1923 … » Or l’Union européenne a explicitement reconnu l’application du Traité de Lausanne en Thrace…

Le professeur Damian Lampidonitis, de l’université de Nicosie, allait confirmer ce lourd héritage, pour le mariage et la sexualité, en ce qui concerne Chypre. Refusant les unions civiles en raison du mariage « représentant l’union entre l’Église et le Christ » , l’Église de Chypre fait preuve d’une rigidité très cléricale. Ainsi : « l’utilisation des ovules et du sperme d’autres personnes en dehors du couple pour avoir des enfants, est adultère, car de cette façon une tierce personne entre dans la relation du couple … »

Il fallait y penser…

Et c’est le même archevêque, chef de l’Église de Chypre, issu du monastère grec du Vatopedi (Mont Athos) à qui on pose la question : « Comment allez-vous aborder la question des personnes homosexuelles », qui répond : « nous apprendrons la rectitude des comportements sexuels dans des classes particulières, dès le jardin d’enfants. »

Les rapports entre Etats et religions

M. Sotos Ktoris, professeur de civilisation turque à l’Université de Nicosie, en introduction de cette deuxième session, traitait des rapports complexes de la la communauté Chypriote turque avec l’islam : l’islam pratiqué à Chypre fait une part importante au syncrétisme et aux influences latines. Il reste que, sous l’Empire, le millet ottoman disposait des privilèges liés à son statut de communauté dominante. Le colonisateur britannique maintint l’organisation en communautés entre 1878 et 1923. L’idéologie de la « Mère Patrie », mise en place par Atatürk pour remplacer l’influence de la religion eût pour effet de nourrir le nationalisme et d’affoler les Anglais, tandis que la jeunesse et les femmes commençaient réellement à s’émanciper. Dans le même temps, la réaction anglaise eut pour effet l’installation d’un mufti antikémaliste qui voulut imposer la lecture du Coran en arabe, la régression pour les femmes… Il fut chassé. Dans la période post-coloniale l’identité religieuse était devenue marginale et la pratique ramenée à la sphère privée jusqu’à ce que, avec la partition, l’embargo, le développement de l’AKP (Erdogan) en Turquie et l’action des colons constituent une nouvelle menace potentielle qui, pour l’instant ne remet pas en cause le caractère laïque de la population chypriote turque.

Mme Arzu Toker, auteure et journaliste allemande, allait apporter en ce domaine une réflexion qui s’étend à la Turquie elle-même, ainsi qu’à la diaspora turque, considérant que la prétention de faire de l’islam une composante essentielle de l’identité nationale turque est abusive et sert surtout à légitimer une domination politique ou une exploitation économique. En réalité, la Turquie est une mosaïque de peuples qui ne sauraient être unifiés par une charia empruntée aux arabes qui les ont vaincus et qui a été imposé par la force et la brutalité. Le reconnaître serait faire un pas vers la démocratie et la paix qui sont l’aspiration d’une majorité.

Le professeur Antonis Xatzikyriakos du département d’Histoire de l’Université du Bosphore, intervenant par Skype depuis Istambul, insistait, lui, sur la complexité historique et sociologique des relations intra-communales et intercommunales entre les communautés chypriotes. La vie est allée bien au-delà des règles fixées par les sultans ottomans et l’Église orthodoxe. Ceci est sensible à travers l’organisation des collectes fiscales avec les prérogatives, parfois croisées, de l’Église orthodoxe et des drogmans (« dragomans ») ottomans, mais traditionnellement recrutés dans la communauté phanariote (grecque).

L’intervention de Michel Godicheau, sur l’Algérie et la loi de 1905 pouvait sembler éloigner un peu du sujet. Pourtant, ce dont il est question, entre 1878 et la première guerre mondiale, est bien la tentative avortée de l’impérialisme français d’opposer, dans le cadre du déclin ottoman, outre la consolidation de la colonie, un système politique de domination concurrent à celui des Britanniques et qui s’étendait, dans l’ esprit de ses concepteurs, de Damas à Rabat en passant par le Liban. Dans ce cadre, l’Église catholique et le contrôle de l’islam, étaient appelés à jouer un rôle essentiel, ce qui rendait inenvisageable d’appliquer aux habitants musulmans des départements d’ Algérie le même droit qu’aux métropolitains.

Roger Lepeix intervenait ensuite pour présenter la campagne internationale de l’AILP contre le versement des fonds publics aux religions et, également présenter la dynamique internationale des libres-penseurs depuis le congrès d’Oslo de 2011 jusqu’à celui, en préparation, de Paris en septembre 2017.

Mme Wafa Tamzini, Maître de Conférence en Droit Public à l’université de Paris XIII (Sorbonne- Paris Cité), dans une intervention très synthétique, faute de temps, mais qu’elle développera lors de la publication, souligna, à la lumière de la jurisprudence récente et d’exemples concrets, les ambiguïtés et les inconséquences de la nouvelle constitution tunisienne, issue de la « Révolution de Jasmin » : « Cette ambiguïté traduit les difficultés des pouvoirs constituants à surmonter la difficile conciliation entre d’une part un régime d’inspiration théocratique, voulue par une partie des forces politiques caractérisées d’islamistes, et d’autre part un régime d’inspiration démocratique, soutenu par les forces politiques dites laïques. En effet, certaines dispositions constitutionnelles ne peuvent se comprendre qu’en ayant à l’esprit que chacun des chapitres de la Constitution tunisienne illustre un compromis entre aspirations du bloc islamo conservateur mené par Ennahda et celui des membres de l’opposition. »

La troisième et dernière session était consacrée à l’éducation

Dans un exposé magistralement illustré, Eleni Kalesi, doctorante à l’Université Libre de Bruxelles fait part de ses recherches sur la question scolaire en Thrace occidentale (grecque) : sur le territoire grec, la minorité musulmane de Thrace occidentale est la seule population minoritaire officiellement reconnue par l’État en tant que personne morale de droit public. Cette région voit une mosaïque de populations (grecque, turque, bulgare, pomaque, rom) et de religions (chrétiens orthodoxes, musulmans) qui ne se recoupent pas, ce qui est aussi vrai pour d’autres régions des Balkans. Ce qui est particulier en Thrace, c’est que s’applique la « clause de réciprocité » du traité de Lausanne (1923), les musulmans turcophones de Thrace ayant échappé aux « transferts de population » se voyaient dotés d’un statut juridique particulier. En matière scolaire, les écoles réservées aux musulmans turcophones se voient donc dotées du nom officiel d’ « écoles minoritaires », avec (en principe), liberté de choix. Cela pose toutes sortes de problèmes de programmes (grecs, en principe), de manuels scolaires (qui viennent de Turquie mais sont expurgés), de personnel enseignant. En conclusion provisoire, Eleni Kalesi pose la question : « Serait-il utopique d’imaginer plutôt un système éducatif commun pour tous les élèves en Thrace qui surmonterait leurs différences linguistiques et religieuses mais aussi les querelles nationalistes et les revendications identitaires en tenant compte d’un projet éducatif commun basé sur l’enseignement des droits fondamentaux de l’homme ? »

Dernier intervenant, Petros Attas traitait de « La place de l’éducation religieuse dans le système d’éducation publique de Chypre ». Cette éducation est obligatoire en vertu de « l’évidence » selon laquelle d’après l’archevêque Chrysostome, chef de l’Église orthodoxe de Chypre : « L’histoire de Chypre depuis deux mille ans est l’histoire des Chypriotes Grecs combattant pour préserver la richesse la plus sacrée qu’ils possèdent : leur foi orthodoxe, leur langue grecque et leur conscience nationale ».

La réalité et l’évolution du monde (immigration, développement) et donc de l’école, deviennent des obstacles contre lesquels l’Église chypriote réagit par une crispation et, à l’encontre des rapports internationaux, continue à proposer une idéologie de la soumission et un moralisme étroit aux enseignants qui, pourtant aspirent à une éducation plus ouverte. Aujourd’hui (et depuis 2015) la seule possibilité d’échapper à cet enseignement est de prouver que l’on fait partie d’une autre religion, mais surtout pas en raison de sa liberté de conscience.

Il revenait à Stratos Kalaïtzis, des « Amis d’Hypathie » (Grèce) de conclure ce colloque : « En tant que responsables de l’AILP, Michel Godicheau et moi-même avons participé récemment à une initiative nationale de l’Union des Athées de Grèce (…) pour la Séparation des Eglises et de l’État (…) Nous avons donc appris que l’Eglise grecque dispose comme terres et forêts en Grèce une surface neuf fois la surface du territoire de Chypre, d’actions et une propriété immobilière immense, qu’elle ne sait pas ou qu’elle ne veux pas gérer (…) En tant que Libre Pensée Grecque, nous nous opposons à ce que le patrimoine de l’Eglise serve à payer la dette de l’Etat. Le patrimoine de l’Eglise a été constitué par les citoyens et la dette a été créée par les banquiers. La dette doit donc être remboursée par ceux qui ont escroqué et non pas par le peuple.

En ce qui concerne l’austérité et la pauvreté en Grèce, qui mène à une situation vraiment vraiment impossible, nous voudrions noter que pour faire disparaître la faim et l’analphabétisation sur la planète il nous faut soixante milliards d’euros par an ce qui représente 1% du P.I.B. de l’Occident. Or au début de la crise économique des années 2008-2009, l’Europe et les USA ont mobilisé 4000 milliards pour sauver leurs banques. A la suite de ces banqueroutes aucun escroc n’a été jugé, aucun n’est mis en prison (…)

Il ne faut pas oublier que nous, les athées, les agnostiques, les sceptiques, les libres penseurs, les rationalistes, nous sommes les plus nombreux sur la planète. Il suffit d’unir nos voix comme aujourd’hui pour nous faire entendre. »

Michel Godicheau

La Raison, juin 2017