Jean Meslier : Curé Athée et Révolutionnaire


Jean Meslier*

(présentation par Serge Deruette)

Jean Meslier (1664-1729), curé de village et fondateur de l’athéisme révolutionnaire est un personnage qui étonne, détonnant et détonant tout à la fois dans son siècle, le XVIIIe, pourtant haut en couleurs, celui des Lumières. Sans doute n’y a-t-il pas, dans l’histoire universelle de la philosophie et dans celle des idées sociales, de penseur qui ait à ce point rénové et reformulé la pensée philosophique tout en étant aussi méconnu, aujourd’hui encore !

Lorsque l’on sait que cet auteur, par tant d’aspects, présente une pensée construite, cohérente et complète du monde physique et du monde social, du fondement de la nature matérielle et de la destinée du genre humain, il y a quelque chose d’abasourdissant à admettre que l’on ait pu, dans les ouvrages spécialisés comme dans ceux destinés au « grand public », autant l’ignorer. C’est ce penseur d’exception que, dans mon récent livre, j’ai voulu sortir de l’ombre.

Une bombe philosophique !

Jean Meslier laisse à sa mort quatre copies au moins, rédigées par ses soins exclusifs, d’un très volumineux Mémoire de ses pensées et sentiments. Il y développe sa conception du monde et de la vie, une philosophie entière et achevée de la nature et de la société humaine en rupture avec les idées de son temps, qu’elles revêtent les oripeaux de la pensée médiévale ou le vêtement plus fringant du cartésianisme, la « nouvelle philosophie » de son époque.

Meslier s’est lancé seul et solitaire dans cette entreprise gigantesque : dénoncer à la fois les causes et les raisons de la tyrannie des puissants et celle de l’imposture religieuse. Cette mission qu’il s’assigne, il la mènera à bien, et en se sentant le devoir de la mener à bien.

Ainsi, cet obscur curé d’un petit village des Ardennes françaises mué en théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire, transgresse les frontières de sa terre féodale et les limites de l’Ancien Régime. Et aussi, à bien des égards, celles de notre temps.

Meslier, comme je l’expose dans mon livre, occupe une place unique dans l’histoire des idées. Il est d’abord et avant tout le premier penseur à réunir en une seule conception du monde et de la vie, l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la pensée révolutionnaire. S’il y a bien sûr eu avant lui des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il est le premier à réunir, combiner et articuler ces quatre positions.

En cela, il prend une place exceptionnelle dans l’histoire du matérialisme et de l’athéisme d’une part, dans celle de la pensée révolutionnaire et du communisme d’autre part. À ce titre, il représente un moment capital de l’histoire de la pensée philosophique et politique.

Meslier est le premier théoricien systématique de l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la religion et la croyance en Dieu, le premier athée à sortir l’athéisme de sa culture élitaire et à le revendiquer comme pensée libératrice des masses populaires, le premier athée communiste – et, de même, le premier communiste athée – connu dans l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe à vouloir « transformer le monde » donc !

Également premier matérialiste systématique et conséquent depuis l’Antiquité, premier à développer aussi complètement son point de vue, il conçoit que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que « la matière a d’elle-même son mouvement », comme il le dit lui-même. C’est le premier penseur aussi à concevoir la nature de façon dynamique : il pense la « dialectique historique » de la nécessité et de la liberté, c’est-à-dire que le monde s’explique par lui-même et qu’il faut néanmoins le révolutionner. Théoricien du communisme, il est là encore le premier à vouloir fonder une société sans classes par l’action révolutionnaire qu’il comprend comme une action populaire de masse : à la différence de tant d’autres auteurs de son temps qui l’envisagent au travers de l’imagination utopique, Meslier défend un projet mais aussi un programme révolutionnaires.

Il est de même le premier critique social à considérer la religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation sociales, à voir dans la propriété privée la cause de l’inégalité et de la domination, à reconnaître que toute la richesse vient du travail et à en déduire la théorie de la grève générale comme arme révolutionnaire. Le premier à avancer l’idée de la dictature des opprimés (il revendique ouvertement d’« opprimer tous les oppresseurs ») et à se prononcer pour la transformation de la guerre des nations en guerre des classes.

En outre, il est le seul en son siècle à appeler au tyrannicide, à l’élimination du roi, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et même populaires. Meslier est un des très rares à récuser formellement la magie noire, dans un siècle où même les plus libres de pensées, y compris d’Holbach par exemple, s’adonnent à l’astrologie et à l’occultisme. Il est encore l’auteur qui, de tous les temps, se déchaîne sans doute le plus contre le personnage de Jésus-Christ (un « fou » , dit-il, un « homme de néant », un « insensé », un « fanatique », un « misérable et malheureux pendard »).

Il se prononce contre l’indissolubilité des mariages et ses conséquences néfastes tant pour les époux que pour les enfants mais également, de façon générale, pour les pauvres. Sans être aucunement libertin, il défend l’union libre. Il s’indigne que l’Église condamne « ce doux et violent penchant de la nature » et qu’elle dénonce « comme vicieuse et comme criminelle, dans les hommes et dans les femmes, une inclination qui leur est si naturelle et qui leur vient même du fond le plus intime de leur nature ».

Des idées novatrices à l’évidence, explosives ! Pour que la pensée accède à nouveau en un seul mouvement à la conjonction de ces quatre domaines que sont la négation de Dieu, la matière, le communisme et la révolution, il faudra attendre Marx et Engels, c’est-à-dire plus d’un siècle de transformations profondes de la société, parmi lesquelles la Révolution française et la révolution industrielle, le triomphe de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat industriel. Cette « distance historique » offre une bonne mesure de l’avance que Jean Meslier avait sur son temps.

La profondeur de sa pensée est à la mesure de l’ampleur de son horizon dans chacun de ces quatre domaines. Meslier dépasse en radicalité et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les ont abordés séparément, et l’ensemble des penseurs des Lumières et des utopistes qui, après lui, dans le XVIIIe siècle, les aborderont. Un auteur, donc, à découvrir. À lire, assurément.

Une inspiration plus paysanne que cartésienne

Insistons sur le public paysan auquel Meslier destine son ouvrage, ainsi que sur la combinaison de son athéisme et de son communisme agraire révolutionnaire. Au XVIIIe siècle, il n’est aucun athée qui s’adresse aux masses asservies, tous au contraire développent leur critique subversive de la religion dans un cadre libertin, c’est-à-dire aristocratique et grand-bourgeois, qui exclut sinon même méprise ouvertement tout ce monde laborieux et pauvre des villes et des campagnes. Jean Meslier se singularise ici encore en cela des autres auteurs clandestins de la littérature subversive du XVIIIe siècle.

Son originalité et de sa radicalité, il la doit certainement à son expérience pratique de la vie et de la condition paysannes d’Ancien Régime dans laquelle il est ancré, et qu’aucun autre penseur de son siècle, celui des Lumières, ne prend en considération ni même connaît.

Sa réflexion sur la vie et sur le monde est certes marquée par le cartésianisme, pensée philosophique nouvelle en son temps, rationnelle mais encore religieuse. Il la critique aussi, et vise à en dépasser les contradictions en combattant pied à pied des disciples chrétiens de Descartes comme Fénelon et Malebranche. Ainsi s’oppose-t-il avec acharnement la distinction que cartésienne entre la « substance étendue » (la res extensa) et la substance pensante (la res cogitans) pour être en mesure de démontrer la matérialité de la pensée et des sentiments. Pour Meslier, ceux-ci ne sont rien d’autres que des « modifications de la matière ».

Il s’oppose aussi avec virulence à la fameuse théorie cartésienne des « animaux-machines », celles d’un monde animal qui serait incapable de sensations. Si Meslier considère les partisans de Descartes comme « les plus sensés d’entre les philosophes », il ne se prive pas de les traiter de « fous » sur cette question et leur oppose crânement l’expérience paysanne : les hommes comme les animaux sont autant les uns que les autres des manifestations de la matière organisée en êtres sensibles et pensants. Ainsi, alors que Descartes, pour élever l’homme au rang de création particulière de Dieu, abaisse les animaux, Meslier les élève pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l’homme.

Meslier représente en effet dans toute sa profondeur philosophique cette conception de la vie et du monde que s’est formée une paysannerie confrontée aux contraintes confondues de la nature et de l’asservissement féodal. Il exprime, pourrait-on dire, l’irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons huppés de son temps où se propage une pensée philosophique, moderne et tout en raffinements.

Là aussi réside, me semble-t-il, la raison pour laquelle Meslier a été occulté si longtemps dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle français : il représente de façon aussi brutale qu’achevée cette intrusion du matérialisme athée et de l’action révolutionnaire des masses faisant ouvertement valoir leurs droits au sein même d’une pensée que, à l’accoutumée, l’élite se réserve pour elle seule. Et cela, qui est inhabituel, peut apparaître sacrilège. Aujourd’hui encore.

Bruxelles, 18 mars 2017

* Lire Jean Meslier Curée et Athée Révolutionnaire par Serge Deruette – Editions Aden – 401 pages – 22€.

S Deruette J Meslier 2 pages (corrigé)