L’Église et la Grève générale belge de 1960-1961


L’Église et la Grève générale belge de 1960-1961

Hiver 1960-1961 : près d’un million de travailleurs belges participent à un vaste mouvement de grève pour s’opposer à « la loi unique », un ensemble de mesures destinées à faire supporter à la classe ouvrière la crise du capitalisme belge. C’est ce projet du gouvernement Eyskens, déposé devant le parlement le 7 novembre I960, qui a ouvert un des épisodes les plus marquants de la lutte des classes dans l’Europe de d’après-Seconde Guerre mondiale.

Gaston Eyskens est alors dirigeant du Parti social-chrétien, successeur du Parti catholique. Le PSC fut créé en août 1945. « Un nouveau parti, une nouvelle pensée, déjeunes équipes, voilà ce qu’est le PSC-CVP. » Ce « nouveau parti » se fonde sur la doctrine du personnalisme communautaire.

La « Loi unique »

Sous la phraséologie connue de « l’expansion économique », du « progrès social » et du « redressement financier », le plan Eyskens est une offensive de grande envergure contre les droits ouvriers pour faire payer une double crise : celle des débouchés économiques liés à la faiblesse structurelle du capitalisme belge, la « décolonisation » du Congo, liés à l’importance du capital financier. En 1960, le pays compte déjà 200000 chômeurs. Depuis qu’il a accédé au gouvernement en 1958, le gouvernement de coalition Eyskens veut dégager des moyens financiers pour soutenir la reconversion de l’économie belge.

En voici quelques mesures :

– 85 % des nouveaux impôts proviendront de la fiscalité indirecte.

– Augmentation de 20 % des taxes.

– Réduction drastique des Fonds communaux et du budget des secteurs sociaux.

– Augmentation de 25 % des cotisations de pension, à la charge des agents des services publics. Recul de l’âge de retraite de 60 à 65 ans.

– Remise en cause du système d’assurance maladie-invalidité et d’assurance chômage1.

Un mouvement qui vient de loin

Dans les années d’après-guerre, la « paix sociale » est cependant toute relative. En 1950 déjà, le pays est secoué par la Question royale qui donne lieu à des grèves insurrectionnelles en Wallonie contre le retour du roi qui avait sympathisé avec l’occupant nazi. En juillet 1957 a lieu une importante grève nationale des métallurgistes pour le double pécule de vacances, grève réprimée par un Premier ministre PS, Achille Van Acker. En novembre 1958, les électriciens et gaziers de la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB) mènent une grève qui dure plusieurs semaines. La même année, 50 000 travailleurs de Cockerill-Ougrée débrayent et manifestent dans les rues de Liège pour protester contre les premières atteintes à la Sécurité sociale, dès sa mise en place.Grève 1960 1961 1002

En 1959, les ouvriers de Gand se mettent en grève contre les fermetures d’usines de textile. En même temps, les mineurs du Borinage luttent contre les premières fermetures des charbonnages en dressant des barricades dans toute la région. En mars 1960, une manifestation nationale mobilise les agents des services publics pour défendre leur droit de grève.

La « Grève du Siècle »

Le 20 décembre 1960 au matin, le secteur des employés « Communaux et Provinciaux » de la Centrale Générale des Services Publics (CGSP-FGTB) passe à l’action dans chacune des 2 600 communes du pays, sur la base de son appel à la grève illimitée. À Gand, la régie de l’électricité est bloquée et occupée, le port d’Anvers est paralysé. Les enseignants, nombreux, débrayent et devancent l’ordre de grève de la CGSP prévue pour le 21.

Andeé Renard001Dans la grande société sidérurgique et charbonnière de la région de Liège, Cockerill-Ougrée, une résolution adoptée par les salariés le 19 décembre résume bien l’état d’esprit et la combativité : « Les travailleurs des services Ateliers centraux, Halle-Wagons, Modelage, Magasins, réunis en assemblée générale le 19 décembre 1960, constatent que la direction de la FGTB, après nous avoir alertés à différentes reprises pour faire échec à la loi de malheur, et nous avoir fait remarquer la nécessité de recourir à la grève générale, veut maintenant éviter de prendre ses responsabilités, estiment que même les motions présentées au Comité exécutif de la FGTB fixaient la date de la lutte beaucoup trop tard…2 »

La Grève généralisée démarre

Le 21 décembre, elle s’est étendue comme une traînée de poudre, à tout le pays. Les salariés font jouer leur rôle à leurs organisations, au-delà et contre bien des déclarations, comme celle de Louis Major, Secrétaire général de la FGTB, qui lâche encore : « La FGTB n’est pas pour la grève générale. Elle n’a donné aucun mot d’ordre en ce sens. » La grève réalise également l’unité des travailleurs. Dans de nombreux endroits, ce jour-là, des travailleurs chrétiens participent au mouvement.Grève 1960 1961 2004

Mais pour la direction de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) les choses sont claires, elle « considère en effet que les grèves actuelles sont inutiles et prématurées pour obtenir les satisfactions que les travailleurs attendaient. Elle invite ses membres à ne pas participer à des grèves qui, visiblement, sont politiques. »

22 décembre : la grève s’étend toujours. Toute la Wallonie est paralysée. Chacun en mesure les conséquences : l’État, le patronat… L’Église qui, ayant plusieurs fers au feu, fait donner d’abord sa représentation « progressiste », le quotidien La Cité, fondé en 1950. On y lit : « des propositions constructives ont été présen­tées par la CSC qui a préféré négocier plutôt que s’engager dans des grèves prématurées. Mais le malaise est certain3. »

L’intervention de l’Épiscopat

Mgr Van Roey005Le 23 décembre, Mgr Van Roey, archevêque catholique de Malines, cardinal primat de Belgique, prend la parole : « Appel à nos compatriotes. Je ne suis pas un homme de parti. Je suis archevêque, c’est-à-dire pasteur des âmes et guide des consciences. Dans les circonstances que nous traversons en ce moment, je crois de mon devoir pastoral de m’adresser à tous nos compatriotes et de leur dire : dimanche, fête de Noël, nous commémorerons la venue sur terre de l’unique rédempteur des hommes, de celui qui est venu apporter aux hommes la paix véritable. Cet anniversaire nous incite à vous rappeler que tous les actes qui tendent à paralyser la vie nationale, et à désorganiser les organes essentiels de la collectivité, doivent être dénoncés comme gravement coupables en conscience, étant donné les incalculables dommages qui en résultent pour le pays, et le tort qu’ils causent à tous les citoyens.

Par conséquent, les grèves désordonnées et déraisonnables, auxquelles nous assistons à présent, doivent être réprouvées et condamné par tous les honnêtes gens, et tous ceux qui ont encore le sens de la justice et du bien commun. Les ouvriers, les employés et les fonctionnaires, en raison de leur dévouement à leur tâche journalière, méritent l’estime de tous. Ils ne sont évidemment pas partisans du désordre et de l’anarchie, et ils ne peuvent se laisser entraîner par des fauteurs de troubles. Qu’ils reprennent conscience de leurs devoirs et se remettent au travail sans plus tarder. Que les organisations professionnelles et les syndicats, au lieu d’inciter ou de collaborer à la grève, ramènent leurs affiliés dans le droit chemin, et à une meilleure compréhension de l’intérêt de tous. »

Dans « La Grève générale belge », Serge Simon relève : « L’attitude du chef de l’Église belge, grassement nourri aux frais du contribuable, et dont on dit qu’il n’a jamais hésité à se lancer « tête baissée et crosse levée » dans les conflits sociaux pour voler au secours de la bourgeoisie qui lui assure un aussi confortable ordinaire, est parfaitement cohérente avec la place de la hiérarchie ecclésiastique qui, partout et toujours, défend les intérêts du capital financier4. »

À titre d’information, et dans le doute, nos lecteurs pourront utilement rapprocher ces déclarations de 1960 de Mgr Van Roey avec celles de l’archevêque de Braga en 1975, ou de ta Conférence épiscopale d’Irlande en 1981, en pleine grève de la faim de Bobby Sands et des prisonniers républicains5. Sont-elles pour autant sans effet ?

Rôle des « Syndicats » chrétiens

Dans un pays alors aussi divisé au plan confessionnel que la Belgique, où les syndicats chrétiens sont aussi puissants que les syndicats ouvriers, dirigés par les réformistes, et où d’autre part, la centrale chrétienne compte un grand nombre d’adhé­rents d’un très faible niveau de conscience, atomisés dans des cités flamandes rurales et cléricales, dans lesquelles les noyaux ouvriers sont de faible importance, il est certain que l’appel du cardinal n’a pas été sans être entendu.

Il servira parfaitement la position de « jaunes », de briseurs de grève que va prendre incessamment la CSC. Il est exact que, sous la pression ouvrière, les régions wallonnes de la CSC (Charleroi, Huy, Namur…) désapprouveront l’appel du Cardinal, il n’en demeure pas moins que les dirigeants sont liés par les déclarations de Mgr Van Roey.

Les organisations ouvrières subissent, elles aussi, le fait de la division géographique et linguistique de la Belgique. La classe ouvrière flamande est de formation plus récente, par conséquent, moins organisée. À part Gand ou Anvers, où la FGTB occupe de fortes positions, le gros des troupes de la CSC est concentré en Flandre.

Marche sur Bruxelles ?

La grève s’étendra encore posant le problème du pouvoir et – encore une fois – la question concrète de la République. Bien des militants, des jeunes d’avant-garde chercheront la voie de la victoire, lançant des appels au  « Tous ensemble », à la Marche sur Bruxelles, que les appareils, leurs ombres portées et leurs flancs garde, prendront soin d’enterrer ou de dévoyer sur le terrain du fédéralisme wallon.

Malgré le froid et les fêtes de fin d’année, les salariés resteront mobilisés pendant cinq semaines ; il y eut environ 300 manifestations et de nombreux affrontements avec la police. Dans certaines villes industrielles, il n’était plus possible de circuler sans laissez-passer du Comité de grève. L’État mobilisa l’armée, fit revenir les soldats stationnés en Allemagne pour occuper les gares, des centaines de grévistes seront mis en prison, il y eut quatre morts et des dizaines de blessés. La classe ouvrière belge n’a pas gagné, elle a écrit une page d’honneur dans le grand livre de l’émancipation humaine.

Philippe Besson

Notes :

1 La Gauche, 28/01/1961.

2 le 15 janvier 1961.

3 La Cité, 23/12/1960.

4 « La Grève générale belge », supplément à Correspondances Socialistes, n° 8,1961.

5 voir à ce sujet : « L’Église et sa doctrine sociale contre la Révolution au Portugal », in L’Idée Libre, n° 275, décembre 2006 et « Subsidiarité et Doctrine sociale de l’Église en République d’Irlande », L’ldée Libre, n°298, septembre 2012.

La Raison n°612 – juin 2016

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